Le 37ème festival de jazz de Marciac a fermé ses portes dimanche soir. Pendant trois semaines, 250 000 personnes ont assisté à une multitude de concerts réunissant ce que l’on fait de mieux dans le domaine. Gérard Jouany nous raconte son festival.
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Une semaine à Marciac, c’est toujours un grand bonheur. Cette année, j’ai dû cependant déchanter par deux fois pour le premier et le dernier concert auxquels j’ai assisté. D’abord Herbie Hancock et Wayne Shorter, apparemment un binôme de génie. Le pianiste et le saxophoniste, deux géants du jazz pourtant, se sont lancé dans de molles improvisations, Herbie jouant souvent seul tandis qu’à plusieurs reprises Wayne portait le saxo à ses lèvres d’où il ne sortait aucun son, laissant une impression de panne d’instrument. On a bien compris que ces deux-là voulaient dialoguer sur scène en direct mais le courant ne passait pas. Pas ce soir-là. À un jeune spectateur déçu qui a crié « Surprenez-moi ! », Herbie Hancock a répondu hautain : « Je suis là pour explorer de nouvelles formes de musique et personne ne m’en empêchera ». Une prestation à mon sens ratée. Heureusement la seconde partie a sauvé ma soirée. Chick Corea ne s’embarrasse pas de phrasé compliqué. Il joue, il fonce et Stanley Clarke, le contrebassiste secoue tellement son instrument qu’un batteur serait superflu.
Le lendemain c’est LA révélation du festival pour moi : Christian Scott. Ce gamin de trente ans est né à la Nouvelle Orléans. Il aurait pu nous jouer « Petite fleur » ou « Dans les rues d’Antibes », je ne critique pas le public de Sydney Bechett, mais avec Scott c’est un revival complet qui nous est présenté sous le grand chapiteau où 6 000 spectateurs applaudissent à tout rompre. Avec sa drôle de trompette, entre bugle et cornet, le jeune Christian nous présente ce qu’il appelle la « stretch music », on pourrait l’appeler aussi hybride tant le musicien se moque des catégories. Hip hop, soul, black rock, il souffle comme un possédé dans son instrument. Du jazz bien vivant joué par une formation qui a moins de trente ans. Courez l’écouter partout où il se produit. Cette soirée du 30 juillet restera mémorable puisqu’après Christian Scott, est monté sur scène le grand Ibrahim Maalouf. Le jeune homme a reçu cette année une Victoire de la Musique pour le meilleur album de musique du monde (world). Je me suis demandé s’il n’avait pas pris la grosse tête. Une intro tonitruante, genre arrivée des lions dans un peplum, alors que les projecteurs balayaient la scène. On s’est dit, c’est too much. Mais pas du tout, Ibrahim était caché avec ses trois trompettistes derrière un rideau de lumière et il a attaqué franchement le plus beau morceau de son dernier album « Illusions ». Tantôt onirique, tantôt volcanique, toujours inventif et sensible, il n’oublie pas qu’il est né à Beyrouth. Il n’hésite pas à adopter les rythmes de la musique arabe. Délicieuse touche orientale avec sa trompette à quarts de ton, une invention de son papa (cf. Couleurs Jazz N°1). Ibrahim Maalouf est une vraie star qui fait connaître le jazz à un public bien plus vaste qu’à l’ordinaire.
Le lendemain nous sommes allés comme au pèlerinage écouter le Buena Vista Social Club. Impossible de manquer leur prestation qui, dit-on, est un Adios tour. Les seize Cubains émigrés de longue date à Miami font toujours le job grâce au chanteur-guitariste Eliades Ochoa. Nostalgie avec la présence de la grande chanteuse Omara Portuondo qui fait partie de l’orchestre depuis près de soixante dix ans. Sa succession semble assurée avec Idiana Valdés, œil de braise, formes opulentes dans une robe noire très, très serrée et qui bouge comme personne ! En la voyant on donnerait bien quelques jours de repos à Omara.
Vendredi 1er août, trois filles se présentent sous le chapiteau du festival, toujours installé sur le terrain du « rugueuby » : Virginie Téchiney, Youn Sun Nah et Eliane Elias. Alors que Virginie entame son cinquième morceau, Julien Delli Fiori (ancien directeur de Fip) entre en scène et demande aux 6 000 personnes d’évacuer le chapiteau, Météo France ayant lancé une alerte sérieuse aux orages. Le plan s’applique sans que les spectateurs sachent bien où aller se réfugier. Je trouve un abri dans l’Algeco de La Dépêche, et ça tonne et ça pleut. Après une heure d’interruption, retour sous le chapiteau pour trouver au micro Monsieur le Préfet qui achève de diriger les opérations et semble prendre goût à la scène. Les voitures avec haut-parleur parcourent les rues de Marciac et ramènent les spectateurs vers le chapiteau. Nous assistons au savoir-faire des intermittents qui en dix minutes installent l’orchestre de Youn Sun Nah. La star coréenne invite Virginie Téchiney, qui a dû écourter son tour de chant, à chanter avec elle une dernière chanson pour la route. Youn nous fait encore un magnifique numéro avec sa voix extraordinaire, elle qui peut tout chanter, du jazz, du rock, de la pop, du folk, de la chanson française jusqu’à un petit air de musique traditionnelle coréenne. Dans son quartet, autre révélation de ce 37è festival de jazz à Marciac, Vincent Peirani, l’accordéoniste et victoire du jazz 2014. Un grand escogriffe qui arrive pieds nus sur scène. Avec Youn, ils tiennent tous les deux une longue et poétique conversation musicale. Nous retrouvons l’ami Vincent le lendemain aux côtés de Daniel Humair, le batteur. Ce dernier a comme on dit de l’expérience puisqu’il joue du jazz depuis la fin des années cinquante. Voilà qu’il annonce le titre de son dernier album « I am free ». Le ton est donné, nous sommes saisis en écoutant un nouveau dialogue musical avec l’accordéon de Vincent Peirani et le tout jeune saxo-soprano Émile Parisien, autre victoire du jazz et originaire de Marciac ! Dans une étonnante danse, il tourne autour de son instrument. L’accordéoniste fou, toujours pieds nus, lui répond enchaînant des sons inhabituels pour un accordéon, tapant sur la coque de son instrument, enchaînant un air de musette qui fait exploser de joie le public. Humair derrière sa batterie dirige, propulse, digresse. C’est bien lui le patron et il ne s’est pas trompé en recrutant Vincent et Emile (l’album « Belle Époque », HIT Couleurs Jazz, c’est eux !). Daniel you are really free et c’est formidable.
Puis Didier Lockwood a choisi Marciac pour fêter ses quarante ans de carrière. Béret et tablier des viticulteurs des côtes de Saint Mont (14°!), il enchaîne avec « Un jour mon prince viendra » accompagné par les élèves du conservatoire de Toulouse. J’ai retenu le regard sidéré des jeunes violonistes suivant des yeux les moindres mouvements du maître Didier. Ma semaine à Marciac s’est clôturée avec The Kenny Garrett Quintet, ses sons torturés, la douleur sur les visages de ses musiciens qui jouent jusqu’au bout de leurs forces, qui ne s’adressent pas au public, lui tournent même le dos et semblent dans la souffrance jouer pour eux-mêmes. C’est ma deuxième déception. Cette prestation avait un coté communautariste affirmé.
En tout cas après une semaine à me coucher à deux heures tous les matins pour la bonne cause, je constate que le jazz est en train d’évoluer à pas de géants vers une musique totale, globale. En reprenant l’avion pour rentrer chez moi, je me disais que Marsalis n’avait qu’à bien se tenir avec son accordéoniste old style, Richard Galliano. Mais quelques jours plus tard, j’ai été rassuré en écoutant France-Inter, Marsalis n’a pas perdu la main, il a même créé deux fabuleux morceaux « Armagnac blues » (45°!) et « Jean-Louis is everywhere »… Hommage à Jean-Louis Guilhaumon, l’instit’ qui aimait le jazz et qui a su faire de la petite localité du Gers un centre mondial du jazz. Jean-Louis n’est pas peu fier d’avoir dix restaurants ouverts en permanence à Marciac et de proposer cinquante spectacles d’ici l’édition 2015 du festival. Très fier également de nous expliquer que le jazz sera présent dès l’école élémentaire (CM1 et CM2) à la rentrée prochaine, grâce à un accord qu’il a signé avec la fondation Total. Pour lui « un festival pour être bon ne doit pas se contenter d’une succession de bons concerts ». Bien vu Jean-Louis et à l’année prochaine, chez vous à Marciac !
Bravo pour l’enthousiasme !
Une idée complémentaire pour mieux connaître Marciac et l’histoire de son célèbre festival : se procurer et lire l’ouvrage de référence sur l’histoire de “Jazz in Marciac” (et de Marciac) :
“LE FABULEUX DESTIN DE MARCIAC . DU RÊVE DES FONDATEURS A LA PASSION DU JAZZ” (2014, Ed/ Un Autre Reg’art)
A votre écoute.