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Disons-le tout net : le parti pris de Pierrejean Gaucher sur cet enregistrement hommage à Erik Satie est un postulat que vous devez accepter si vous voulez apprécier pleinement le travail réalisé pour matérialiser une filiation pressentie entre le compositeur mystique français et le musicien fantasque et génial qu’était Frank Zappa.

Une fois ce cap franchi, on réalise l’ampleur et la qualité insigne des transcriptions d’univers musicaux effectuées loin de toute facilité apparente, puisque « Gymnopédie Numéro 8 » comporte la seule mélodie réinterprétée qui soit véritablement connue du grand public, sur un disque pourtant haut en couleurs.

Du petit leitmotiv apparaissant comme un gimmick rythmique, « Satie’s Blues », faisant dire à notre leader arrangeur qu’Erik Satie pourrait bien avoir composé l’un des premiers blues de l’histoire, à des lignes mélodiques empruntées aux Pièces Froides et à la période Rose Croix du compositeur français, tout est réalisé d’après des techniques de collage et de relecture initiées par Frank Zappa, qui ont grandement, et de façon fertile, influencé Pierrejean Gaucher (« Les Clowns dansent »).

On les trouvait déjà synthétisées sur l’hommage qu’il rendit à l’illustre moustachu il y a une vingtaine d’années. Frank Zappa ne se contentait pas de greffer des overdubs sur ses enregistrements live (annoncés comme tels sur les notes de disque), et pouvait aussi bien enregistrer dans les conditions du direct en studio, ou capter une vibe live sur un disque conçu et développé dans l’intimité de son salon. C’est cette liberté qui anime Pierrejean Gaucher et ses musiciens sur une œuvre qui célèbre, avant toute chose, ce que le peintre Paul Gauguin nommait « le droit de tout oser ».

Il est pourtant un pas que ces sessions permettent de franchir, et que seuls connaissaient jusqu’ici les amateurs de musique authentique ou de créateurs un peu « barrés » : Erik Satie composait en instrumentiste véritable, au même titre que Frank Zappa était un authentique guitariste dans l’âme, exercice auquel il a d’ailleurs consacré plusieurs albums d’anthologie. Le travail proposé ici, naturellement jazz par ses aspects purement organiques, n’est pas sans s’apparenter à celui proposé par le pianiste allemand Ulrich Gumpert sur Erik Satie, avec des variations savantes de tempo, de scansion et de prosodie musicale. Celui-ci est, d’ailleurs, apparenté à la scène jazz est-allemande, bien qu’il revendique une lecture en piano solo « à la lettre » de l’œuvre « satienne ».

Mais là où les phrasés jazz fusion sont légion lorsque Pierrejean Gaucher évoque son mentor américain, son jeu de guitare se fait souvent très subtil au gré des transpositions proposées des pièces d’Erik Satie, au point qu’un idéalisme supposé, qui aurait acculé l’artiste français aux dernières extrémités à la fin de sa vie, tend à se traduire par des dissonances maitrisées, émaillant la trame d’un enregistrement qui se présente comme une pierre de touche de la déjà fort abondante discographie de notre guitariste fusion hexagonal.

On se souvient que l’artiste aime reprendre des classiques du rock et de la pop à ses heures (séquence Melody Makers, mais aussi une collaboration mémorable avec Christophe Godin). Et le découpage réalisé ici porte incontestablement la marque de ces expériences borderline, ainsi qu’en témoigne « Danse de Travers Numéro 4 », et sa citation des Beatles en mode reverse.

On peut également voir, dans l’optique minimaliste ici dégagée, des références post-modernes à l’ambient music, à la musique sérielle et contemporaine, voire au travail d’Arvo Pärt, notre leader bénéficiant de davantage de recul que ses prédécesseurs sur les mouvements esthétiques développés depuis l’aube du siècle dernier.

Bien que Frank Zappa n’ait jamais vraiment cité le pianiste français comme une influence, lui préférant des compositeurs comme Edgar Varèse et Igor Stravinsky, on peut accepter l’héritage sous bénéfice d’inventaire en prenant la mesure de l’exercice de liberté auquel s’adonnèrent les deux instrumentistes autodidactes revendiqués. Le guitariste américain était un personnage solaire, loin de l’introversion et de la mélancolie inhérentes au tempérament d’Erik Satie, mais leur sociabilité commune, leurs capacités respectives d’autoformation et de création autogène, font écho à la critique constamment réitérée qu’ils adressaient à une recherche artificielle de notoriété, de succès et de séduction du plus grand nombre.

Totalement dédiés au projet, les musiciens qui accompagnent Perrejean gaucher font montre d’une maitrise instrumentale remarquable, et fournissent une assise tout à fait en accord avec l’esprit des compositions, tel qu’illustré par « La Croisière ça use », (empruntant aux « Sports et Divertissements » du compositeur français), « Office des Etoiles » ou la contribution unique au saxophone de Paul Vergier sur « Satie’s Blues ».

À cet égard, les notes liquides de Fender Rhodes de Thibault Gomez, la contrebasse très « pneumatique » d’Alexandre Perrot, les polyrythmies d’Ariel Tessier, ou le son hanté de la trompette de Quentin Ghomari nous permettent d’entrer dans un espace fluide, avec une grande variété de tessitures distinctes comme celle du trombone de Robinson Khoury, ou les volutes de clarinette et saxophone de Julien Soro. Saisir l’esprit d’un artiste ou d’une œuvre, comme sur « Sad Satie » (une composition personnelle déchirante, en écho à « Sad Franky ») ou « Le Binocle et le Moustachu », n’est pas donné à tout le monde, et c’est à tout le moins ce qu’on doit rendre à César en honorant « Zappe Satie » d’écoutes successives qui s’avèrent toutes aussi recueillies que fructueuses. Les titres des morceaux eux-mêmes permettent ce voyage intérieur en même temps qu’une cohérence programmatique de l’auditeur (« Vaine Agitation », « Circulation Fluide), qui forment un trait d’union irréfutable entre deux œuvres aussi dissemblables que traversées par un même humour transgressif, des capacités d’autodérision libératrices, et une émancipation artistique exceptionnelle.

Musiques de Pierrejean Gaucher,
inspirées par Erik Satie (et Frank Zappa)

Interprètes :

Pierrejean Gaucher : guitares, instruments divers
Thibault Gomez : piano Fender Rhodes
Alexandre Perrot : contrebasse
Ariel Tessier : batterie
Quentin Ghomari : trompette

Robinson Khoury trombone
Julien Soro : saxophones, clarinette
Paul Vergier : saxophone

Enregistré par Antoine Delecroix au studio Taitbout en février 2020,
puis au Studio des arts (Grignan) au printemps-été 2020.
Mixé par Pierrejean Gaucher
Masterisé par Raphael Jonin
Visuel de couverture : Julien Allegre
Graphisme : Clément Aubry
Vidéos : Benoît Renard

©Photo Header extraite du clip vidéo.

©Photo article Pierre Coletti

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