
Entretien avec Steven Jézo-Vannier qui a signé le livre Music Connection qui décrit les liens entre la mafia et la musique américaine.
Mon parcours de mélomane est celui d’un simple amateur, né dans une famille qui aime et écoute de la musique, tout type de musique.
Le jazz a été présent dès mon plus jeune âge, à travers les disques que ma mère écoutait, surtout du jazz vocal féminin. J’ai gardé en mémoire la voix d’Ella Fitzgerald, dont les disques tournaient le samedi matin.
Cette musique ne m’a jamais quitté, même si le rock s’est imposé à mon oreille par la suite, avec une préférence pour la scène du San Francisco des années soixante, à laquelle j’ai consacré mes premiers livres. Au fil des publications, j’ai exploré plus largement l’histoire musicale américaine dans son ensemble, remontant peu à peu à ses racines. L’écriture successive des biographies de Frank Sinatra et Ella Fitzgerald m’a ramené au jazz, un style revenu désormais au premier plan de mes écoutes quotidiennes.
Music Connection
Tout commence justement avec les biographies de Sinatra et Fitzgerald, puis celle de Ma Rainey, à l’exploration du contexte de création musicale dans les années vingt et trente. Le halo mafieux qui entoure la réputation et la carrière de Sinatra s’est ajouté à des portraits et des témoignages croisés au hasard de lectures, justifiant des recherches plus approfondies sur l’étroitesse du lien entre la musique et la pègre dans l’histoire américaine. En dépit d’un domaine où règne l’omerta, les sources glanées se sont mises à parler, révélant que partout où il y a eu ébullition musicale, la mafia prospérait, et inversement. J’ai été surpris d’observer cette communauté de destins à travers tout le XXe siècle.
La Nouvelle-Orléans et la pègre
C’est là que tout commence. La Nouvelle-Orléans est le berceau reconnu des musiques américaines, endémiques des Etats-Unis. On le sait moins, mais la « ville du bon temps » est aussi le premier refuge de la pègre italo-sicilienne à l’aube du XXe siècle. Elle est issue d’une immigration rejetée dans les marges. Elle y a mis la main sur le juteux business du divertissement. Au même moment, le jazz, fruit d’une autre minorité tenue en marge, prenait forme et s’épanouissait dans les maisons de passe et les clubs mafieux de Storyville, le quartier rouge qui leur a servi de fertile cocon commun.
D’une certaine façon, la pègre est née avec la musique américaine. Les musiciens de jazz se sont emparés des scènes en même temps que les crapules mafieuses s’emparaient de l’activité des clubs en coulisse. En devenant leurs patrons, les caïds ont scellés une alliance officieuse, métaphorique, avec les musiciens, qui ne devaient leur place qu’à leur capacité à remplir les établissements. Les termes de « jass » (qui a précédé le « jazz ») et de mafia sont d’ailleurs apparus au même moment à Storyville, dans les années 1890.
« À eux la musique, à nous tout le reste »
La pègre a stimulé la créativité de la musique. C’est un contexte de stimulation conjointe. Par leur alliance, jazz et mafia ont trouvé le moyen de s’épanouir mutuellement. La pègre a saisi l’opportunité de remplir ses clubs en s’attirant les faveurs des meilleurs groupes (par l’intimidation quand les bons cachets ne suffisaient pas). Quant aux musiciens, ils ont profité d’une totale liberté artistique. Un boss mafieux avait ainsi résumé : « à eux la musique, à nous tout le reste ». Ce fut le cas à La Nouvelle-Orléans comme dans chaque grande ville des Etats-Unis par la suite : Kansas City, New York, Chicago, etc. Et le phénomène s’est accéléré avec l’instauration de la Prohibition, resserrant le lien de dépendance entre jazzmen et réseaux mafieux. Les groupes animaient les clubs clandestins en leur donnant une vitrine légale, tout en couvrant le bruit des verres d’alcool de contrebande, voire de quelques coups de feu. Devant l’affluence du public, les caïds ont compris alors que la musique pouvait être plus qu’un alibi ou une attraction, mais une réelle source de revenus.
La mafia et le jazz
La mafia a d’abord été le premier employeur des musiciens, particulièrement de jazz, qui ont écrit la bande-son des années folles. La plupart des caïds avaient d’ailleurs la réputation de bien les payer et de les traiter avec respect, ce que les musiciens noirs avaient peu connu jusque-là. Leurs contrats étaient automatiquement prolongés, leur protection assurée et leur liberté artistique garantie. En échange, les musiciens devaient rester fidèles et surtout discrets. En prenant le contrôle d’un fameux club de Chicago, Al Capone avait recommandé à l’orchestre de méditer la sagesse des trois singes : « ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire ». Cela nous rappelle que le rapport à la pègre n’était pas idyllique : la violence était très présente, la drogue mise en circulation par la pègre a touché en priorité nombre d’artistes, et le lien qui unissait musiciens et gangsters ressemblait parfois à un asservissement. Plusieurs artistes ont frôlé la mort pour insubordination, à l’image de Joe E. Lewis. Des crapules n’ont pas hésité à rançonner, violenter ou kidnapper des musiciens, les jetant par peur dans les bras d’autres protecteurs de l’ombre. Certains d’entre eux ont été jusqu’à s’imposer comme agents artistiques. C’est ainsi que la carrière de Louis Armstrong est devenue l’enjeu d’une « guerre de managers ». La mafia s’est infiltrée dans les agences de représentation et plusieurs maisons de disques. Elle a profité du business des jukebox, dont on sait l’importance dans l’histoire de la musique populaire. Elle a également servi d’intermédiaire dans la promotion musicale, jouissant de son influence et de ses arguments pour faire passer des disques en radio, au point de maîtriser l’entrée dans le Top 40 ! La pieuvre mafieuse s’est insinuée partout où elle pouvait en tirer bénéfice.
Al Capone et le jazz
Lionel Hampton a dit qu’Al Capone avait été « le plus grand bienfaiteur » du jazz et des musiciens. Non seulement le caïd de Chicago a été l’un de leurs premiers employeurs, mais il avait la réputation d’être un vrai mélomane, amateur sincère et fin connaisseur du jazz. Chaque semaine, il avait ses tables réservées au premier rang des meilleurs clubs, les siens, où les groupes se faisaient un devoir d’interpréter ses chansons favorites. En retour, Capone ne manquait pas de leur laisser des pourboires mirobolants.
Le Cotton Club
Le Cotton Club a été un phare, le club emblématique de Harlem, des années folles et plus largement de toute cette époque. Il a aussi été le symbole du lien qui unissait la pègre, aux commandes du club, et les musiciens de jazz, parmi les plus influents de l’histoire : Duke Ellington, Cab Calloway, Coleman Hawkins, Ethel Waters, Joséphine Baker et bien d’autres. Symbole de ce que leur alliance a fait de mieux et de pire, car le Cotton Club a certes été un écrin à la créativité de géants, mais aussi un club ségrégué, où les Noirs n’avaient droit d’entrer que pour amuser l’élite blanche new-yorkaise. Certains artistes étaient retenus de force dans la revue, à l’instar de Lena Horne, que ses proches ont dû kidnapper avant de fuir en Californie.
Après l’âge d’or des années vingt et trente, le lien ne s’est pas rompu entre la mafia et le jazz même si nombre de parrains ont été tués ou arrêtés ; au contraire, c’est à cette époque que leurs héritiers ont étendu leur domaine d’implication dans le business musical, qui connaît alors un essor prodigieux. La mafia investit peu le secteur de la création et de la production, même si quelques financements douteux servent parfois à la création de maisons de disques, mais elle joue un rôle majeur partout où elle peut servir d’intermédiaire et ponctionner l’activité grandissante : agences artistiques, management, promotion (par la payola), négociation de contrats, implantation des juke-boxes, etc.
Frank Sinatra et la mafia
Frank Sinatra et la mafia, c’est une longue histoire. La carrière de Sinatra éclot justement dans les années quarante. Ce fils d’immigrés italiens est rapidement soutenu par les caïds du New Jersey, « des gens que connaissait ma mère », dira-t-il pour se justifier. Fasciné par les gangsters, il les côtoie et les imite parfois. Son attitude et ses accès de violence le révèlent trop souvent. Il leur doit beaucoup. Chaque fois qu’il est en difficulté, ses amis de l’ombre interviennent, pour le libérer d’un engagement, pour lui en trouver un autre, ou pour l’accueillir dans leurs clubs lorsque les scandales à répétition éloignent temporairement le chanteur du succès. Sinatra peut notamment compter sur l’amitié et le soutien de Lucky Luciano, capo di tutti qui règne sur New York, un fan de la première heure qui apprécie de le voir conserver son nom italien quand les autres optent pour un pseudonyme. Le chanteur est envoyé en porte étendard dans les casinos flambant neufs de Las Vegas, dont il forge la réputation sulfureuse, facilitant l’implantation des caïds de l’Est. Il fraye avec Sam Giancana, héritier de Capone à Chicago avec lequel il fait affaire.
Cependant, en dépit des enquêtes du FBI, aucun lien condamnable n’a jamais pu être établi. Et les photos le montrant en mauvaise compagnie dans la presse ne suffisent pas. Sinatra reconnaît avoir fréquenté ces gens, comme tout artiste ayant fait carrière dans les clubs, « même Saint François d’Assise n’aurait pas eu le choix », assure Sinatra devant une commission. Chef d’orchestre à Chicago, Earl Hines confirme : « il n’y a pas un seul grand nom du monde du spectacle […] qui n’ait eu de contacts avec les syndicats [du crime]. »
La fin de l’emprise mafieuse sur la musique
Dans les décennies suivantes, les réseaux mafieux ont été principalement employés à la promotion musicale, un secteur dont les budgets ont explosé dans les années quatre-vingt. En parallèle, la pègre a continué d’agir sous couvert de petites maisons de disques comme Roulette Records, tenue par le redoutable Morris Levy, surnommé « le parrain de la musique américaine ». Ancien patron du Birdland (mythique club de jazz de New York), le businessman s’est fait une place dans le monde de la musique à coups de battes de baseball. Interlocuteur de tous les boss de l’industrie, il a créé des maisons d’édition, tenu des chaînes de disquaires, promu le bebop, puis les débuts du rock, il a aussi financé les premiers pas commerciaux du rap, combattu John Lennon en justice, usurpé les droits d’auteur de nombreux artistes, participé à l’obscur commerce des surplus de disques (cut out) et apporté son concours à plusieurs coups tordus. Morris Levy est un personnage haut en couleur dont la chute à l’aube des années quatre-vingt-dix, symbolise la fin de l’emprise mafieuse sur la musique.
La pègre et l’industrie du disque
La pègre n’a jamais pu prendre le contrôle de l’industrie du disque, mais elle est restée présente, dans l’ombre, tout au long du XXe siècle. Ses hommes ont employé des musiciens, ils les ont fait tourner sur scène, ils les ont représentés, managés, ils ont fait tourner leurs disques dans les juke-boxes et sur les ondes, prenant une part à chaque étape. Des hommes comme Joe Isgro, soldat des Gambino (célèbre famille du crime new-yorkais) tombé lui aussi dans les années quatre-vingt-dix, ont réussi à s’imposer en inévitable intermédiaire de toutes les majors qui bataillaient pour tenir leur place dans le Top 40. Son influence a notamment servi les intérêts de Motown, Capitol Records ou Columbia. Il a contribué pêle-mêle à la popularité d’albums de Michael Jackson, des Rolling Stones, de Lionel Ritchie, Madonna, Phil Collins et des dizaines d’autres figures de la pop contemporaine. Dans sa quête d’argent, la pègre a aidé les musiciens à façonner le paysage musical de l’Amérique et son évolution depuis les débuts de la musique enregistrée.
Propos recueillis par Franck Médioni
Le Livre Music Connection de Steven Jezo-Vannier, est édité par les Editions Le mot et le reste.
An interesting take on jazz music against a historical background,with a mafia thread.Lots of interesting information.A supplement could be F.F.Coppola’s film « Cotton Club ».