Jérôme Sabbagh, Mark Turner, Johnathan Blake, Joe Martin étaient au Bar Bayeux à Brooklyn, New-York City, le 29 mai 2019.
L’esprit du jazz, tel qu’il subsiste aux États-Unis dans les villes emblématiques de cette culture, comme New-York, n’est jamais mieux ressenti qu’à l’intérieur d’un lieu à haute teneur participative comme le Bar Bayeux à Brooklyn, sur Nostrand Avenue.
©Photo Jean-Pierre Alenda
Ce qui frappe de prime abord, c’est la jeunesse de l’auditoire, un public de connaisseurs qui brave l’orage vespéral de la grosse pomme pour mieux goûter la saveur d’un jazz respectueux de ses origines, de son histoire, de son identité. Le talent des musiciens, la simplicité engageante d’une prestation très aboutie, l’investissement total au service d’une noble cause, la musique et son public, font le reste.
Les deux premiers titres interprétés font la part belle aux pianistes, « Reflections » de Thelonious Monk, et « Conception » de George Shearing, qui en dépit de l’absence de tout clavier, fait penser, de par sa vivacité et son tempo, davantage à Bud Powell qu’au compositeur lui-même.
« Body And Soul » popularisée par Coleman Hawkins, avec sa longue introduction fuligineuse, met en exergue le legs de musiciens comme Warne Marsh et Lee Konitz, tandis que « The Turn » de Jérôme Sabbagh, achève de convaincre que le saxophoniste français installé à Brooklyn est bien devenu un musicien avec lequel il faut compter.
Américain d’adoption, il excellait déjà dans le travail du timbre et l’interprétation de ballades, et on sent qu’il gagne aujourd’hui en puissance et en ampleur, prenant toutes ses responsabilités sur les up tempos, cherchant à rendre grâce sans les plagier aux classiques dont la vivacité éclatante a marqué de façon indélébile son évolution personnelle. Et il ne s’agit pas là d’une mince affaire puisqu’il fait ce soir équipe avec Mark Turner, l’une des figures du saxophone ténor contemporain, qui fait penser à la période « Strollin’ » de Sonny Rollins par la raucité de son timbre. Sa présence ce soir s’avère considérable au regard de l’inspiration, de la musicalité et de l’attitude générale.
Jérôme Sabbagh converse avec lui de manière fluide, sans rupture de ton ou de style, bien aidé par le sens du groove incoercible manifesté par Joe Martin durant tout le concert, à telle enseigne qu’on jurerait par moments les musiciens accompagnés d’une section rythmique plus étoffée.
Le duet profite de « You’d Be So Nice To Come » de Cole Porter, en hommage au grand quartet d’Art Pepper, pour matérialiser l’audace et la réussite d’une collaboration avec deux saxophones en front line. Pour « We See », de Thelonious Monk à nouveau, Jérôme Sabbagh démontre une grande versatilité en optant momentanément pour le saxophone soprano qu’il pratique depuis toujours. Il revient au ténor pour « Ask Me Now » toujours du protégé de la baronne Pannonica, dont le talent de compositeur ne sera jamais assez loué, dépassant en singularité la brillance même de son jeu de piano.
« Con Alma » de Dizzy Gillespie témoigne de la verve enlevée du quartet, avec les interventions virtuoses de Johnathan Blake à la batterie. Le groupe finit son concert avec « Lazy Bird » de John Coltrane, qu’il catapulte dans la stratosphère avec une vigueur solennelle, servi par un talent qui revêt en la circonstance un aspect immémorial.
Dominé par le son et le phrasé caractéristique de Mark Turner, qui semble presque s’effacer pour mieux servir la musique, ce titre brille comme jamais, parvenant à évoquer l’une des plus grandes figures du jazz aux termes d’un tribute qui embrase le bar Bayeux. Il faut se pincer pour croire ce qu’on vient de voir et d’entendre, un concert d’une qualité digne des plus grandes salles de spectacle, un respect des fans de jazz tel qu’il transcende le lieu, l’occasion et les circonstances.
« Nul ne sait ce qui demeure ici, mais mon cœur est plein de reconnaissance et j’ai les larmes aux yeux »
Saigyö Höshi, moine poète japonais du XIIème siècle.
The place to be.
Jérôme Sabbagh : saxophone ténor et soprano,
Mark Turner : saxophone ténor,
Johnathan Blake : batterie,
Joe Martin : contrebasse.
©Photos Header & Cover, Patrick Martineau/JzzM
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