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Le 23 avril 2022 au Sunset Sunside, le saxophoniste de Chicago, Frank Catalano, renoue avec la scène en Europe, après une pandémie synonyme d’éclipse universelle, restituant à sa manière toute la fougue des clubs nord-américains, à travers un set multicolore où les standards revisités côtoient des compositions personnelles empreintes d’une énergie indomptable.

Avec Valérie Benzaquine au piano, Manuel Dalmace à la batterie, et Frédéric Liebert à la contrebasse, le quartet va recréer pour nous l’ambiance unique qui permit en son temps l’émergence d’un jazz urbain, sans jamais renier ses racines et les grandes références qui en font la forme d’expression salvatrice et fertile que nous connaissons. L’esprit fondamental d’une telle entreprise repose sur le sentiment d’urgence né du fait que ses partenaires de scène doivent, tout comme leur leader, s’adonner à la grâce d’une improvisation basée sur une préparation collective minimale, élément renforcé ce soir par le fait que Frédéric Liebert a dû remplacer au pied levé Léonie Hey, qui devait tenir la contrebasse lors du show.

Ce type d’état d’esprit mobilise une sorte de mémoire musculaire, basée sur le travail et les combinatoires multiples, la somme des talents en présence s’opérant au bénéfice d’une ambiance très typée côte est des États-Unis, à la confluence du bopet du jazz d’avant-garde. Frank Catalano ne se contente pas de citer l’âge d’or d’une forme d’art consacrée, et intègre à son vocabulaire musical des énergies qui contredisent sa routine, qu’elles soient issues du rock, du funk, ou du jazz fusion qu’affectionnent Michael Brecker et David Sanborn.

Son approche de l’instrument est unique, générant les harmoniques supérieures du saxophone avec une aide sporadique des clés d’octave, une modulation dans laquelle l’agilité des mains et la dextérité jouent un rôle d’enrichissement de la palette sonore plus qu’elles ne remplissent une fonction primordiale dans la genèse des timbres. Le son qu’il obtient ainsi en tenant l’instrument près du corps est très puissant et profond, à la manière dont Chris Potter travaille son timbre comme une identité sonore quasi-indépendante de ses phrasés.

La maturité aidant, sa sonorité se rapproche étonnamment du « mellow sound » de Dexter Gordon, même s’il se réfère davantage à Von Freeman et Eddie Harris en termes de dynamique, en digne émule de l’école dite de Chicago.

Une attention particulière est requise pour profiter pleinement des nombreux passages solos disséminés tout au long des deux sets.

Valérie Benzaquine est absolument formidable dans cet exercice, offrant un juste contrepoint à la verve de Frank Catalano, en laissant ses mains voler au-dessus des touches noires et blanches sur de longues plages d’improvisation basées sur l’armature du morceau joué. Frédéric Liebert est irréprochable, avec un son rond et chaud ; on imagine la préparation éclair qu’il dut entreprendre, compte tenu du temps dont il disposait avant le concert.

 Manuel Dalmace, génère une pulsation rythmique sans faille à partir de la cymbale ride, limitant les breaks de batterie qu’il canalise au long de brèves séquences percussives coordonnées, animées d’une énergie contenue, et communiquant avec les autres musiciens au sein d’un espace-temps fédéré par une sorte de transe, qui semble au-delà de ce que le public attend d’un niveau de cohérence usuel.

Son admiration pour Jimmy Chamberlin, partenaire de studio de Frank Catalano lors d’un hommage vibrant au Love Supreme de John Coltrane, est perceptible à travers un vocabulaire rythmique impressionnant de variété.

Quant au maître de cérémonie, avec un registre allant du feulement léonin au cri suraigu, il met en valeur toutes les teintes intermédiaires abordables par l’instrument avec des effets de contraste accessibles aux seuls grands saxophonistes ténors.

On sent, à cet égard, que le parcours personnel du joueur de cuivre l’a amené à côtoyer les plus grands.

Cela s’entend dès Bye Bye Blackbird, popularisé par Gene Austin, avec une osmose presque immédiate entre les musiciens et le public, qui s’est d’ailleurs maintenue durant toute la soirée.

La musique du frontman est propice à une communion des corps et des esprits, comme celle initiée sur des titres comme Cold Duck Time, très jump blues, qui nous entraine aux frontières du funk et de la fusion, avec des accents chromés et chatoyants.

Tuna Town est de ces hits en puissance qui jalonnent la discographie de Frank Catalano, groove puissant, beat addictif et pulsation en apesanteur.

L’artiste est d’une grande modernité sur ce répertoire, avec des motifs géométriques qui font penser aux boucles du hip hop, à l’instar de ce que proposait le regretté Roy Hargrove.

D’une façon générale, tous les emprunts à l’univers des grandes figures du jazz sont absolument magnifiques. Ainsi le Theme de Miles Davis, avec une cohésion d’ensemble qui fait frissonner, Things ain’ what they used to be de Duke Ellington et Johnny Hodges, My One and Only Love fruit de la collaboration John Coltrane – Johnny Hartman, qui revêt des couleurs si intimes qu’elles en mettent les larmes aux yeux, mais aussi et surtout It’s A Wonderful World, un « monde » conçu par le démiurge Louis Armstrong, avec les circonvolutions d’un saxophone qui parle avec les inflexions et les accents du grand homme. Cette grâce se retrouve sur le Fly Me to the Moon qu’interpréta Tony Bennett, une influence majeure pour Catalano, qui tire de l’univers des crooners une élégance qu’on ne retrouve guère que chez Nat King Cole, transformant mélopées des plus languides en ballades inoubliables.

Sugar, par contraste, une valeur sure du répertoire du chicagoan est réminiscent du fameux Sunny de Bobby Hebb, et que dire d’At Last, l’hymne d’Etta James, ballade et progression blues ultime qui chavire la tête et le cœur, relevant du transport amoureux par les émotions qu’elle suscite.

On ressort d’une expérience pareille abasourdi, ivre de beauté éphémère et de sensations si vives qu’on les croyait serties dans un passé révolu. Une nouvelle pierre de taille qui entérine le parcours d’un grand artiste inspiré par le groove et les brisures de rythme syncopées au même titre que par la beauté éternelle des grands standards du jazz.

Une date parisienne marquée par une concentration inédite du public en un lieu de passage dans l’hypercentre de Paris. Le blues électrique de Chicago n’a jamais sonné si juste qu’en cette soirée, dont le grand gagnant est bien le jazz avec un grand J.

Personnel :

Frank CATALANO Quartet

Frank Catalano – sax ténor ; 

Valérie Benzaquine – piano ;

Frédéric Liebert – contrebasse ;

Manuel Dalmace – batterie  

©Photos Patrick Martineau/JzzM

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