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Les vibrations de Fabrice Moreau

Le batteur Fabrice Moreau continue de tracer un sillon profondément original dans la terre humifère du jazz actuel. Il publie un deuxième album en tant que leader, en quartette, Ignorant as the Dawn. Sa musique ne claironne pas, elle s’insinue, se tisse en un subtil mélisme sonore aux architectures savantes, et fait sourdre un lyrisme diffus et éclatant.

Entretien par Franck Médioni

Fabrice Moreau  : J’ai d’abord exploré le dessin et la peinture, avant de me tourner vers la batterie autour de 14 ans, lorsque le besoin de rythme est devenu irrésistible. Mais depuis toujours, la musique éveillait en moi des émotions intenses.

J’ai toujours été profondément réceptif à l’harmonie, qui faisait vibrer ma sensibilité mélancolique et me connecter à mon monde intérieur. Mon éducation sentimentale à la musique s’est faite à travers une grande diversité de styles : musique brésilienne, chanson, tango argentin, musique baroque, classique, romantique, contemporaine…

Deux de mes oncles ont particulièrement contribué à mon initiation au jazz. L’un, amateur de jazz des années 50, écoutait les Jazz Messengers d’Art Blakey, le quintet de Clifford Brown/Max Roach, tandis que l’autre, plus jeune, était passionné par le jazz des années 70-80 – Mahavishnu Orchestra, Return to Forever, Weather Report –,  mais aussi par Bill Evans ou Michel Petrucciani…

Mon grand choc esthétique, alors que je viens de commencer la batterie et que je suis à ce moment-là surtout fasciné par les batteurs de pop, ce fut le premier disque sous son nom de Michael Brecker chez Impulse, avec Jack DeJohnette, Herbie Hancock, Pat Metheny et Charlie Haden.

Dès lors, mon admiration pour DeJohnette ne cesse de croître, notamment au sein du trio de Keith Jarrett dont je deviens quasiment « amoureux ». Par la suite, je suis profondément marqué par les enregistrements de Bill Evans avec Paul Motian et Scott LaFaro.

Autre révélation majeure à 17 ans : Tony Williams dans Nefertiti du quintet de Miles Davis. Puis Roy Haynes, dont j’écoute alors en boucle Question and Answer de Pat Metheny et Now He Sings, Now He Sobs de Chick Corea.

Jazz et chanson

Avant que le jazz ne s’impose à moi, c’est par la chanson que ma pratique musicale a commencé. Dès mes 18/19 ans, jusqu’autour de 28 ans, j’ai accompagné plusieurs chanteurs dont Patrick Bruel, Jean-Louis Aubert, Alain Souchon, Arthur H, Mathieu Boogaerts, Albin de la Simone etc…
Avec le temps, j’ai ressenti une lassitude, l’impression de tourner en rond. Et animé par une soif constante de recherche et de progression, j’ai trouvé dans le jazz un terrain d’exploration sans limite. Le jazz offre des possibilités infinies d’évolution, aussi bien sur l’instrument que dans le développement de l’oreille et l’approfondissement de ma vision musicale globale.

Rythmes et couleurs

En tant que batteur je me sens avant tout rythmicien sensible à l’harmonie, garant avant tout de la pulsation et des dynamiques du groupe. Je ne cherche pas à faire des couleurs mais plutôt des contrastes entre un jeu dense puis minimaliste, entre les forte et les pianissimos, souvent guidé par ma sensibilité à l’harmonie, cherchant parfois à mettre en valeur tel ou tel accord en le laissant résonner seul… Mais ce sont les autres qui ont tendance à me considérer comme coloriste alors que je suis surtout obsédé par la précision et la fluidité rythmique qui me permettent de retomber sur mes pattes quand je saute dans le vide/silence. J’essaye de faire en sorte que mes silences continuent de « danser »… Il y a toujours un groove en filigrane qui circule dans mon jeu, qu’il soit joué très clairement, partiellement ou effacé. Je ne me dis pas avant de jouer : « Tiens, là je vais faire des couleurs… » Je laisse uniquement agir ma sensibilité et mes mains, et ça produit ce que ça produit. Parfois ça fonctionne, parfois non.

Sideman/leader

J’ai longtemps été davantage sideman que leader. J’ai ressenti le besoin de multiplier les expériences, de m’enrichir au contact de différentes esthétiques avant de m’engager dans un projet personnel. En m’appropriant la musique des autres, j’ai peu à peu découvert des éléments essentiels de mon identité musicale. Ce cheminement m’a permis de mieux me connaître, de comprendre ce qui résonnait véritablement en moi, et ainsi de commencer à trouver mon propre langage en matière de composition.

Être leader, dans le cas de mon groupe, c’est tout d’abord amener des compositions, avoir une vision et savoir communiquer de l’enthousiasme. Laisser chaque musicien s’approprier cette musique sans aucune indication préalable et savoir ensuite saisir ce qui me correspond.

Espaces et dynamiques

Avec Ricardo Izquierdo (saxophone ténor), Nelson Veras (guitare) et Jozef Dumoulin (piano, basse synthé), nous creusons le même sillon. Nous continuons de jouer sur l’improvisation d’espaces, de dynamiques, de faire le vide, faire le plein, J’aime être surpris par les différentes propositions des musiciens… J’aime que nous fassions émerger les thèmes clairement puis parfois plus obscurément… J’aime jouer avec les contrastes d’une manière générale. Je crois que nous allons plus loin dans l’affirmation de notre singularité de groupe, assumant notre étrangeté, extrême lisibilité alternant avec abstraction.

Le disque est dédié à Matyas Szandai qui nous a quittés en août 2023. J’ai joué avec ce magnifique contrebassiste pendant sept ans, dans mon groupe et dans le sien. Pour ce disque, nous avons décidé de ne pas le remplacer, et de jouer avec son absence de façon à célébrer sa mémoire.

Ignorant as the dawn

Ce titre de disque, Ignorant as the dawn (ignorant comme l’aube) est tiré d’un poème de Yeats que j’aime beaucoup, « L’aube » : « Je voudrais – car tout le savoir ne vaut pas plus qu’un brin de paille – être ignorant et fantasque comme l’aube. »

Oublier ce que l’on sait pour n’être plus que dans la sensation.

Tenter de faire corps avec la nature sans l’analyser, comme l’aube accompagne et se mélange aux éléments, j’irais plus loin, chercher à faire corps avec sa propre nature pour nager en soi-même librement, en s’affranchissant de ses références. Trouver son langage sans vouloir montrer son érudition. Créer/composer dans un état de partielle amnésie de ma culture. Ne me fier qu’à mes oreilles et mes émotions pour saisir ma singularité.

Musicien, peintre… Il s’agit pour moi d’être sensible à la part mystérieuse, à l’étrangeté de la vie, à son caractère ineffable. Et chercher à l’exprimer d’après sa propre subjectivité.

« Trouve beau tout ce que tu peux », l’adage de Van Gogh me correspond aussi. En musique ce serait de parvenir à faire sonner chaque situation musicale, voire chaque erreur.

Ignorant as the Dawn est sorti sous le label Bram le 4 avril 2025.

Concerts le 13 mai à Jazzdor Strasbourg et le 23 mai au Triton (Les Lilas).

©Photos Pierrick Guidou

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