« Je veux être suave et scandaleuse et généreuse et prévenante et provocatrice. Je veux qu’on ait l’impression que je chuchote à l’oreille de quelqu’un. »
Celle dont Wynton Marsalis dit « Une chanteuse de cet acabit n’émerge qu’une fois par génération » revient avec un nouvel album enregistré quasi entièrement à l’emblématique Village Vanguard de New York, parmi les fantômes de John Coltrane et Betty Carter.
Elle avait gagné le premier prix de la Compétition Internationale Thelonious Monk en 2010 et, depuis, révélé son immense talent : une maîtrise vocale exceptionnelle, un son rond, chaud et coloré ainsi qu’une véritable aptitude à émouvoir son public. Cécile McLorin Salvant interprète ses textes comme le ferait une comédienne, les paroles mises au centre de la performance.
Dans « WomanChild » elle avait choisi des chansons qui avaient un lien avec sa vie personnelle, puis « For one to love », Grammy du Meilleur Album de jazz vocal en 2016, dressait le portrait de femmes fortes et indépendantes. « Dreams and Daggers« (des rêves et des dagues) fusionne en quelque sorte les thèmes des deux albums précédents : elle questionne les valeurs de notre société et nous indique en quoi sa vie en est affectée : « J’étais fascinée par l’idée d’un rêve, comme ceux dans lesquels on se plonge la nuit, mais aussi celle d’un rêve comme un espoir : les chansons de l’album explorent cette dualité. Une dague, pour moi, est un instrument qu’on peut utiliser contre les autres mais aussi contre soi-même. Ainsi, les chansons que je chante sont à la fois des chansons engagées, des chansons sur l’identité, sur l’estime de soi, la haine de soi, l’amour de soi… toutes ces choses sont comprises dans le concept de Dreams and Daggers. »
La majeure partie de l’album est un enregistrement du dernier set du dernier jour de sa résidence au Village Vanguard. Il est un véritable personnage dans cette histoire : « il fait partie du son. Et les gens qui étaient là… on aurait dû écrire leurs noms. »
En effet, la complicité entre Cécile et son public, qui rit avec elle, l’encourage et s’émeut, contribue au charme de l’album live. La salle était pleine : famille, amis, et musiciens aimés étaient là pour l’accompagner. Souvent, on peut entendre les échanges entre Cécile et les spectateurs, blaguant, ou remerciant même sa mère d’être encore et toujours présente. Seuls quelques uns des titres ont été enregistrés en studio.
En plus du trio qui l’accompagne habituellement :
Aaron Diehl (piano),
Paul Sikivie (contrebasse) et
Lawrence Leathers (batterie)
un quatuor à cordes, le Catalyst Quartet est invité. Ce dernier apparaît notamment dans le titre « You’re my thrill », seul morceau de l’album dont un clip vidéo a été réalisé.
Pour l’occasion Cécile est vêtue de noir sur fond noir, présidant un grand festin auquel le spectateur semble être le seul autre convive. Son regard lubrique le suit quand elle susurre « Here’s my heart on a silver platter » accompagné à l’image d’un vrai coeur dans une assiette, prêt à être dévoré.
Cécile se dit « fascinée » par la couleur et les divisions créées par l’homme, mais aussi par la femme et son rôle dans la société. Le Vanguard rit pendant l’interprétation de « If a girl isn’t pretty », thème amusant mais aussi douloureux, qui pointe l’injustice de l’apparence physique dans le regard des autres.
Lors d’un concert à la Philharmonie de Paris en octobre 2016, Cécile choisit le morceau de Joséphine Baker « Moi si j’étais blanche », qui figurera dans l’album à venir. Elle est devant un public francophone qu’elle dévisage calmement et à qui elle demande « Faut-il que je sois blanche pour vous plaire mieux ? » les réponses extatiques pleuvent des quatre coins de la salle : « Mais non Cécile ! Nous voulons t’aimer comme tu es… ».
Malgré tout, la chanteuse de 28 ans nous rappelle que ceux qui souffrent des inégalités sont encore nombreux : « Je vois les choses avec la volonté de les questionner. Plus que de dire si ceci ou cela est bien ou mal, il s’agit de poser des questions. Que pensons-nous de la façon dont on se conduit les uns envers les autres ? Que pensons-nous de notre façon de cataloguer nos prochains, de les juger sans procès ? Il est clair que l’obsession de la beauté joue toujours un rôle central aujourd’hui. Comment dois-je m’afficher en société et comment puis-je me faire accepter et dois-je me rendre plus désirable ? (…) J’aime rire de toutes ces choses. J’aime me poser ces questions. Je ne prétends pas avoir les réponses. »
Si Cécile nous éclaire, sur ce que signifie son travail, « sur la notion de haine de soi », elle met également en valeur « l’amour de soi ». Pour répondre à cette sorte d’injonction « Moi si j’étais blanche », Cécile nous propose « Fascination », un poème de Langston Hughes, poète afro-américain du XXème siècle, dans lequel il chante la beauté de la femme noire. Dans « Sam Jones’ Blues » elle se glisse dans la peau d’une femme qui décide de se libérer de l’emprise de son mari.
« You’ve got to give me some » (en duo piano/voix avec Sullivan Fortner en invité) ou « Mad about the boy » dressent le portrait de femmes qui n’ont ni peur, ni honte d’exprimer leurs désirs intimes. Cécile se place dans la lignée d’une Bessie Smith, qui chante le blues avec ses tripes : elle est sensibilité et fragilité quand elle raconte ses tristesses, puis force imparable quand elle devient la femme qui se lève et s’impose.
Cécile affirme qu’elle déteste se regarder dans la glace, or la pochette de l’album nous présente son reflet dans un petit miroir, que lui a offert son père, où on la voit les yeux clos, les paupières peintes en blanc, dans sa propre salle de bain de New York. La dualité de l’album est là, entre la femme qui essaye de se cacher et celle qui sait qu’elle doit s’affirmer. Cécile McLorin Salvant aime également lire et dessiner, elle publie fréquemment ses créations sur son compte Instagram et aime à partager son monde de formes et de couleurs.
N’est-ce pas ce qu’elle possède de férocement humain qui nous émeut encore davantage ?
Chaque fois qu’elle monte sur scène, elle nous offre son coeur sur un plateau d’argent.
« Dreams and Daggers » est un album Mack Avenue Records 2017.
Cécile McLorin Salvant est à La Seine Musicale le 15 janvier prochain. (plus de détails)
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