Avec Star People Nation, Theo Croker nous délivre un conte épique, à pic dans son époque.
Les spectateurs présents en mars dernier au New Morning, lors de la présentation par Theo Croker de son dernier album, Star People Nation, ont senti dans l’air, que quelque chose se produisait. Dans l’atmosphère surchauffée, électrique et attentive, les simples curieux, comme les connaisseurs, échangeaient des regards entendus et admiratifs.
Qui est ce jeune trompettiste qui a un vrai look, une présence sur scène et qui fait penser aux héros de la planète Pandora (cf. Avatar) ?
A coup sûr, il est déjà un grand musicien, venu d’une autre planète mais avec les pieds résolument ancrés sur cette terre et vivant en harmonie avec son époque, conscient des enjeux et des problèmes de société…
Ses racines sont solidement attachées à la tradition. (Son grand-père était un trompettiste reconnu : Doc Cheatham. Théo est un démiurge qui a des choses à dire, et pas seulement avec son instrument ou à propos de son art. L’interview exclusive qui suit et qu’il a bien voulu donner à Couleurs Jazz, en atteste.
Les fondamentaux du jazz sont là, incontestablement : les académiciens et les tenants du classique sont ainsi rassurés, mais son expression artistique est résolument contemporaine, voire futuriste. Ces sons interpellent, nous interrogent et nous enchantent à la fois, sans toutefois jamais nous dérouter.
« La musique peut être intellectuelle, incroyablement sexuelle et amusante, et tout ça en même temps », nous confie Theo Croker. « Elle peut aussi contenir un message. Je veux m’adresser à tous ces sentiments. Cet album est supposé inspirer les autres à s’accepter, eux et la communauté. En tant que citoyens du monde, nous pouvons tous faire partie de la Star People Nation… ».
Cet album est un cru important dans la jeune production de Theo Croker. Il se doit de figurer parmi les albums majeurs de la discothèque de tout jazzophile qui se respecte.
Il est une évolution de ses premiers albums, Afro Physicist et Escape Velocity qui nous avaient déjà séduits par tant de créativité et de maturité.
« Escape Velocity » était un voyage spirituel», nous confie Théo Crocker. « Star People Nation » est une renaissance. J’avais en tête des objectifs bien précis en créant cet album. En tant que musicien, je souhaitais atteindre un certain niveau technique. L’album avait aussi besoin d’une clarté de son identique à celle d’un album de musique électronique ou de pop, où le son est limpide mais intense. Il avait aussi besoin du groove et de l’énergie du hip hop et du rap ; de la sensualité et de la couleur du R&B ; et de l’harmonie, de la profondeur, de la stimulation et de la subtilité du jazz. Je voulais qu’il fasse ressentir des paysages terrestres, cosmiques, urbains et sauvages à la fois. Pour y arriver, je me suis complètement mis à nu».
Ce qui fait sens également, c’est la position de leader naturel et bienveillant de Theo Croker, mais également la cohésion parfaite entre les différents membres du band. Tout ceci pour glisser à ce stade de cette chronique, la liste des interprètes.
Theo Croker (trompette, samples, claviers),
Irwin Hall (saxophones),
Michael King (piano, claviers),
Eric Wheeler (basse),
Kassa Overall (batterie, percussions).
Mais je préfère laisser la parole à Théo Croker qui parle également de ses compagnons de route au cours de l’interview exclusive qu’il nous accorda, lors de son dernier séjour à Paris, dans les bureaux de Sony Music France.
INTERVIEW
Couleurs Jazz : Bonjour Théo Croker, pouvez-vous nous parler de votre nouveau projet?
Théo Croker : Ce nouvel album s’appelle Star People Nation. C’est une continuation, la clôture d’un chapitre que nous avons commencé avec le premier albumAfro Physicist, musique sur laquelle je travaillais et retravaillais lorsque j’ai rencontré Dee Dee Bridgewater qui l’a produit, puis Escape Velocity, une sorte de focus ou de mise en avant du groupe que j’avais créé après avoir rencontré Dee Dee et que j’étais parti en tournée avec elle. Une sorte de concentré sur mes capacités en tant que compositeur et une sorte de mélange de sons électroniques avec du jazz. Et maintenant, voici Star People Nation, qui raconte mon histoire en tant qu’artiste et trompettiste et dans lequel je me concentre davantage sur la composition. Et bien sûr, dans cet album que je produis entièrement, j’utilise davantage d’électronique.
CJ: Quand vous parlez d’électronique et de jazz, ne pensez-vous pas que l’électronique fait partie du jazz ou que le jazz c’est aussi de l’électronique?
TC : Non, Je ne vois pas ces éléments comme étant séparés. Bien sûr, j’aime le jazz acoustique, mais je ne vois aucun problème à utiliser de l’électronique dans Jazz. Cela semble juste naturel. Le jazz est censé refléter le présent. Donc, il se doit d’être actuel.
Mais, je ne me sens pas pour autant novateur. Je tente juste de l’apprivoiser.
CJ : Parlons des membres de votre groupe.
TC : Oui, eh bien j’ai commencé ce 4ème album en octobre 2018. Le bassiste (Eric Wheeler) et le pianiste (Michael King) font partie de mon groupe depuis des années. Le batteur que j’avais sur mes projets précédents était occupé par différents projets, ses propres projets entre autres, alors c’est la raison pour laquelle j’ai recruté Kassa Overall. Il était élève de Billy Hart et faisait partie du groupe de Joe di Francesco lorsque je l’ai rencontré et entendu. Il est super jeune : 23 ans ! …Ce qui n’est pas si jeune finalement, mais il a quand même 10 ans de moins que moi! (Rires).
C’est juste l’âge que j’avais quand j’ai commencé à tourner avec Dee Dee. C’est très intéressant de montrer à des plus jeunes comment se déroule une tournée. Kassa Overall, c’est un grand batteur avec une solide compréhension des rythmes ouest-africains et indiens, ainsi que du jazz. Il a une manière très douce de jouer ses rythmes. Ce n’est pas juste carré ou précis, c’est très ouvert, mais toujours exact. Donc, nous savons toujours où il se situe.
Le bassiste est un gentleman de mon âge, nommé Eric Wheeler. Je joue avec Eric depuis que je suis en tournée avec Dee Dee. Il est donc un peu la mémoire du groupe. C’est un bassiste incroyable, l’un des bassistes les plus populaires de New York. Donc, je dois toujours le réserver très à l’avance !
CJ : Pouvez-vous nous rappeler quand a eu lieu la première rencontre avec Dee Dee, c’était en Asie?
TC : C’était en Chine. La première rencontre avec Dee Dee a eu lieu en 2009. Je n’avais pas encore formé ce groupe, mais je jouais avec différentes autres formations là-bas.
CJ : Évidemment, elle a eu le même sentiment pour vous, que celui que nous avions ressenti la première fois qu’elle a entendu votre musique, non?
Je pense que d’après ce qu’elle dit, lorsqu’elle m’a vu pour la première fois, elle était curieuse: «Qu’est ce que tu fais, et que fais-tu, ici !? … Et qu’est-ce que tu fais d’autre ? ”
Elle voulait en savoir plus, alors je lui ai montré tout ce que je faisais et je pense que ça l’a inspirée: “À partir de ce que tu fais, de ce que tu sais déjà, si tu veux aller plus loin, il y a des choses que moi je sais et que toi aussi tu dois savoir. Quelqu’un doit t’apprendre ces choses. Tu ne peux acquérir ces choses uniquement par toi-même. Donc, si tu possèdes déjà toutes ces musiques en toi et toutes ces connaissance, laisse-moi t’aider à atteindre encore un autre niveau ».
Et elle l’a vraiment fait ! Et pas seulement avec un disque. J’ai pu l’accompagner en tournée avec mon groupe pendant quatre ou cinq ans. Parce que les promoteurs ne m’engageaient pas. » Si vous ne voulez pas l’embaucher, je vais alors vous montrer comment il joue ! »
CJ : Il est évident que Dee Dee et vous avez des points en commun : par exemple, vous êtes non seulement de grands musiciens, des virtuoses, mais vous avez aussi une idée en tête. Quelque chose à dire, à travers votre musique, ce qui est évident, mais pas seulement. Avec des mots donc : voulez-vous nous en dire plus à ce propos ?
TC : Oui… En général, j’aime bien parler !
Je pense que Dee Dee a vu en moi, « elle » en plus jeune, à ses débuts. Je pense qu’elle a vu en moi quelqu’un qui peut faire comme elle a fait. Le même type de motivation et d’ambition. Je pense que c’est pourquoi elle a choisi de m’aider. Parce qu’elle n’était vraiment pas obligée de le faire. Elle a investi beaucoup de temps et d’argent, qui ne lui profiteront jamais. Elle s’est beaucoup impliquée pour moi.
Et vous savez, cela me motive d’autant plus pour travailler dur et continuer à aller de l’avant. D’ailleurs , j’emprunte certaines choses que je l’ai vue faire pour moi et que j’applique maintenant, dans la façon dont je traite ou je soutiens les jeunes musiciens, comme j’ai pu le ressentir de sa part.
CJ : Vous croyez donc que le Jazz véhicule des valeurs qui ne sont pas simplement de la musique, mais des valeurs humaines ?
TC : Absolument. Je veux dire que le jazz signifie la liberté dans les choix. Il représente la fraternité. Vous savez, dans le jazz vous devez travailler ensemble, vous ne pouvez pas jouer du jazz tout seul. Si vous jouez seul, ce n’est pas du jazz. Il faut donc constamment négocier pour que la musique continue à servir l’ensemble tout en restant soi-même. Vous devez appartenir au groupe, vous assurer de toujours délivrer le meilleur de vous-même ou le meilleur pour le groupe. Ce sont des principes très importants. Ensuite, il faut savoir voyager, s’occuper les uns des autres, prendre soin de l’autre, pour apprendre beaucoup de choses sur la vie, les voyages et le jazz.
CJ : Le jazz se joue évidemment ensemble…
TC : Chaque fois que je joue de la musique, mon objectif est de créer collectivement. Je souhaite inspirer de manière créative les musiciens avec lesquels je travaille, ainsi que d’explorer ma propre créativité. Et pour moi, cela se passe ensemble.
CJ: Quelle est votre opinion sur l’évolution de la musique et du jazz ?
TC : Je pense que l’évolution de la musique est davantage basée sur la technologie et est de plus en plus définitivement inspirée par le marché. Donc, je pense que le danger auquel la musique est confrontée aujourd’hui est que les musiciens ne louent plus leurs services en tant qu’artistes. La musique a souvent servi de catalyseur aux changements sociaux, mais si nous commençons à ne pas prendre la musique au sérieux, nous risquons de perdre l’un des moyens de nous exprimer ou de transmettre des messages et nos inspirations et de soutenir ce qui appartient à la vie comme objectif.
Il en va de même de nos valeurs fondamentales : famille, appartenance, éducation. La musique en a toujours fait partie. Mais Je vois les choses évoluer, dans le sens opposé, et devenir quelque chose de très financier, de très commercial. De la merde…
Mais d’un autre côté, la musique sert les gens. Comme toujours, spirituellement, intellectuellement…
CJ : Mais vous n’avez évidemment pas choisi la musique mainstream, celle qui est le plus rentable financièrement. Le jazz ne se classe pas dans cette catégorie. Vous avez donc choisi une voie différente, ce qui est très courageux. Alors, comment pouvez-vous gérer ça?
TC : Et bien, je ne sais pas… Si je n’ai pas choisi le chemin qui rapporte le plus, c’est parce que ce chemin ne m’a pas choisi. Donc, je fais ce que je suis censé faire, et je crois en cela. Donc, je ne souscris à rien qui puisse être qualifié de bankable. Je suis tout le contraire. Me demander ou m’encourager à aller dans cette direction me poussera à coup sûr à fuir loin, dans le sens diamétralement opposé. Je suis un artiste qui n’acceptera jamais d’être contrôlé.
CJ : C’est exactement le sentiment que nous avions en écoutant votre musique, nous savions que vous aviez des choses à dire.
TC : Oui, exactement: en tant que chef de groupe, mon travail est musicalement d’inspirer et de pousser le groupe plus loin. Le spectacle pendant le concert n’a pas pour but de parler de moi en tant que maître des lieux, ni de montrer aux gens comment je joue, il s’agit au contraire de montrer à tous, ce que nous pouvons accomplir ensemble. Avec ce groupe travaillant de concert.. Vous pouvez le ressentir et l’entendre. Par conséquent, l’énergie que je mets, sert la cause de tout le monde. Et c’est pareil pour le reste du groupe : le pianiste, le batteur travaillent également pour tout le monde. Si nous ne respectons pas nos rôles, ou si nous essayons de nous mettre en avant pour paraître plus importants, la musique perd en équilibre et le message s’opacifie. Donc, mon travail consiste à aider tout le monde à rester concentré. Et moi aussi !
CJ : Dernière question générale: Quelle est votre définition du jazz… car il y en a tellement !
TC : Oh man… ! Ma propre définition du jazz c’est : la compréhension d’une tradition et d’un héritage, une implication et une pratique constante pour répondre présent ; et une ouverture sur l’avenir.
CJ: Et dernière dernière question… Quelle est la question à laquelle vous auriez aimé répondre et que malheureusement personne ne pense à vous poser?
– Je suppose que cette question serait… Qu’est-ce que votre musique a fait pour vous ? Qu’est-ce que cela a signifié pour vous ? Il ne s’agit pas de ce que je veux que les gens entendent ou de ce que j’essaie de faire ou de représenter, mais : qu’est-ce que cela a fait pour vous ?
CJ: C’est une bonne question! Pouvez-vous y répondre?
– (Rires…) J’y réfléchis. La musique m’a appris la discipline, ce dont je manquais ! La musique m’a appris le respect, à respecter la culture, la culture des gens, à respecter les opinions des gens et leur existence. Cela m’a aussi appris à me concentrer et à me consacrer à quelque chose, ce que j’avais du mal à faire, lorsque j’étais jeune. Cela m’a aussi appris à être ouvert d’esprit et à accepter les autres et leurs opinions. C’est ça que la musique m’a fait!
CJ : C’est vrai qu’être musicien est un travail difficile!
– Oui c’est dur. C’est un style de vie difficile. Ça a l’air génial. Pour beaucoup de gens, on s’amuse beaucoup. Ils n’ont pourtant vraiment aucune idée. La partie pendant laquelle vous êtes en représentation est amusante. Je veux dire que c’est amusant, mais…
CJ : …Et combien de temps par jour pratiquez-vous la trompette ?
TC : Cela dépend, lors d’une bonne journée, 4, 5 ou 6 heures. Un jour de déplacement, je ne peux pas pratiquer. Mais hélas ces jours deviennent plus nombreux que les autres jours. Donc, plus ma carrière avance, moins je dispose de temps pour pratiquer lorsque je ne joue pas sur scène. Je n’ai pas le choix Alors maintenant, quand je m’entraîne, je dois être très concentré car j’ai de moins en moins de temps. Donc, je dois planifier quand je peux pratiquer et je dois me concentrer à fond sur ce que j’ai à faire.
CJ: Et qu’en est-il du travail sur les médias sociaux et la communication?
TC : Je pense que je déteste ça plus encore que de voler ! Auparavant, les musiciens n’avaient pas à se préoccuper de ce genre de choses. Et quand j’étais en Chine jusqu’en 2013, les médias sociaux n’avaient pas cette importance. Il ne s’agissait pas comme maintenant de mettre sa vie privée en scène. Les media ne s’occupaient que de votre vie professionnelle. Les gens sont maintenant plus intéressés par des choses que je ne veux pas nécessairement partager.
Voilà ! Merci de m’avoir reçu.
CJ: Merci Theo d’avoir été avec nous.
Star People Nation est un album Okeh/Sony. album (Sortie : 17 mai ).
Theo Croker jouera en Allemagne, en suisse et au Cosmo Jazz Festival à Chamonix au mois de juillet.
©Photos Patrick Martineau 2019
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