Cela fait longtemps, maintenant, que nous suivons Jérôme Sabbagh. En lui étaient perceptibles dès l’origine les prémisses d’un talent, d’une dévotion hors du commun envers son art.
En marge de ses évolutions aux côtés de musiciens éclectiques et parfois électriques, qui lui permettaient d’explorer un jazz libre, foisonnant et mâtiné d’influences multiples, toujours était évident le fait qu’il révérait le Great American Songbook, avec une prédilection pour l’âge d’or d’un jazz joué en petite formation, construit sur les fondations du bop.
Le fait qu’il se soit installé à New-York, qu’il ait longuement écouté et patiemment assimilé l’apport des grandes figures de cette musique, ne fait pas débat.
Porté, à la fois psychologiquement et physiquement, à rechercher le timbre charnu d’un Ben Webster ou d’un Dexter Gordon, il n’en est pas moins fasciné par les explorations aventureuses tentées par John Coltrane et Sonny Rollins, des musiciens dont les faces B ou alternate takes sont souvent aussi éclairantes que les interprétations finalement retenues sur disque.
Le soufflant boucle ici, pour ainsi dire, temporairement la boucle en constituant un line up de rêve ; Rien moins que Kenny Barron au piano, artiste auquel il avait demandé timidement un autographe, encore adolescent, lors d’un de ses passages à Paris en compagnie de Stan Getz. Johnathan Blake à la batterie, Joe Martin à la basse, des musiciens avec lesquels il joue régulièrement, en totale communion artistique.
Comme à son habitude, quelques titres sont de sa main, dans ce nouvel opus, judicieusement nommé Vintage, mais l’essentiel réside dans l’interplay développé par le saxophoniste français aux côtés de ses complices et d’une de ses idoles. Il s’agit de son premier album avec piano depuis le début de sa carrière, et c’est une réussite majeure. Enregistré en analogique pour, à l’arrivée, une belle patine jazz club et une pochette sépia, un procédé déjà employé par Jérôme Sabbagh mais qui sonne ici de façon saisissante, comme un rappel des conditions dans lesquelles on enregistre et presse un beau vinyle, une démarche en forme de protestation contre les logiques de « contenus » des plateformes digitales, et aussi une célébration de l’authenticité d’une œuvre jalon ; un concept qui n’est pas sans rappeler les parcours de cinéastes tels Christopher Nolan ou Martin Scorcese, qui ne jurent que par la pellicule argentique.
Car au-delà de l’aspect technique, l’enregistrement analogique se met ici au service de l’interaction unique qui nait de la passion de musiciens jouant tous ensemble dans un même espace, une modalité musicale conforme à l’esprit du jazz, où le degré de maitrise, l’expérience personnelle, permettent d’apprendre des autres ce qu’on ne savait pas encore sur soi-même, et qui attendait d’éclore au contact d’autrui.
Quelle merveille que cette relecture du « On A Misty Night » de Tadd Dameron. « Ellson’s Energy », une composition originale du saxophoniste, a un feeling sud-américain irrésistible, tandis que les deux morceaux de Thelonious Monk « We See » et « Ask Me Now » sur lesquels Johnathan Blake et Joe Martin demeurent silencieux, le temps pour les deux solistes de donner libre cours à leur verve sur des classiques intemporels, sont de purs trésors de mélodie, où la rencontre avec Kenny Barron magnifie les talents respectifs des deux musiciens, qui dialoguent au travers du temps, des générations, et des pierres de touche de l’histoire du jazz.
Le joyau secret de cet album mirifique est peut-être « A Flower is a Lovesome Thing », de Billy Strayhorn, plage qui matérialise le principe même d’une rencontre comme celle-ci, où l’admiration de toujours de l’un croise celle qu’un génie du piano a senti germer en lui pour la discipline, le travail, et le talent de Jérôme Sabbagh.
Billy Strayhorn y dévoilait à l’époque un côté francophile, et ce n’est peut-être pas pur hasard si la magie générée par le combo est aussi évidente dans ce contexte.
Last but not least, « Vintage » et « Slay the Giant », tous deux de la plume du saxophoniste, offrent des structures d’apparence simples quoi que finement élaborées, qui permettent à Joe Martin et Johnathan Blake de déployer tout leur talent, une section rythmique d’une efficacité hors pair que nous avions eu la chance d’écouter in situ à Brooklyn en 2019.
Tout simplement magnifique.
Personnel :
Jérôme Sabbagh : Saxophone
Kenny Barron : Piano
Joe Martin : Contrebasse
Johnathan Blake : Batterie
Vintage est un Hit Couleurs Jazz évidemment audible dès le 29 septembre sur Couleurs Jazz Radio. C’est un album édité par Sunnyside Records distribué par Socadisc.
Sortie officielle, le 29 septembre 2023.
©Photos Shervin-Lainez
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