Une rencontre est souvent le fruit d’une composition qu’on ignore.
Un matin d’hiver, Daniel Humair ouvre sa porte et le choc est d’abord visuel. Un atelier rempli d’oeuvres d’art, peintures, sculptures, et dans un coin, flambante, une batterie empilée sur elle même en hauteur, grosse caisse, caisse claire, tom-tom. Le regard engloutit l’espace sans détailler. On se souvient qu’on est là pour Akagera.
© Photo Patrick Martineau.
L’histoire commence pour Daniel Humair le jour où le réalisateur Gérard Vienne l’appelle pour lui demander de composer la musique d’une série de dix-huit films réalisés en Afrique et destinés à la télévision. À l’époque, le batteur écrit pour le cinéma d’Orson Welles, de Robert Altman, Bertolucci. Comme dans le jazz, il joue avec les plus grands. Les moyens de production sont modestes, mais il accepte de visionner. Deux ou trois films suffisent à le convaincre d’accepter. Akagera, c’est le nom d’un parc national du nord-est du Rwanda près de la frontière avec la Tanzanie. Les films renvoient aux relations des animaux entre eux, les lions qui aiment, chassent, dévorent, et tous ceux qui parcourent la savane, les montagnes, les marais : zèbres, impalas, hippopotames, crocodiles, gorilles, babouins,… Si le tournage obligeait à retrouver la nature première, celle de la composition musicale présente un autre défi, très matériel. Humair fait appel aux deux acolytes du trio qu’il forme alors avec Henri Texier à la contrebasse et François Jeanneau au saxophone.
Il réfléchit au moyen de composer dans un temps record dix-huit musiques pour les dix-huit minutes de chaque film. Le concept est loin des séquences habituelles. Décision est prise de jouer dans un studio, où le trio regarde le film une première fois avant d’improviser dans la foulée sur une seconde projection. Le résultat doit être une musique synchrone sur la totalité du film d’images, dont on peut disposer à volonté à la table de mixage, qu’on augmente, baisse ou supprime le son. L’idée surprend d’abord le réalisateur, mais en deux jours, la totalité de l’enregistrement est réalisée. À chaque fois la découverte de la première projection donne matière à une réflexion pour savoir dans quelle direction aller, pour qu’au final il y ait un lien entre les films, une image du groupe, et que dès les premières notes, on identifie Akagera. Tout est composition instantanée, sans orchestration. Pour mimer ce qu’il explique, Daniel Humair se saisit des objets sur la table : « Il y en a un qui fait tink, l’autre Plouac, le troisième cling. Le jazz, c’est ça, il peut y avoir un petit thème pour le sujet de départ, mais c’est une conversation. Tu m’écoutes, je t’écoute et on fait un truc bien ensemble ».
©Photo Denis Vandeveld
Pour la séquence des gorilles, il a l’idée de demander à Texier de recouvrir ses cordes de bandelettes et de jouer avec des gants. Le saxophoniste doit jouer sans souffler, lui rajoute des peaux à sa caisse. Sur l’album sorti en 1980, le morceau s’appelle « Le gorille » et les yeux fermés, on entend la course, les pas, et on devine le mélange savant de l’instrumentation. L’album marque le jazz européen. Akagera, c’est aussi le nom du trio que le batteur David Georgelet forme avec Benoit Lavollée au marimba et vibraphone et Stéphane Montigny au trombone. Quand ils se sont réunis en studio pour la première fois, ils ont commencé par jouer des morceaux d’Akagera. Et le nom s’est imposé pour eux-mêmes comme un hommage direct à cette musique et à leurs auteurs. Sur la pochette de l’album de Humair, Jeanneau et Texier, figurent une tête de lionne et une tête de lion. Sur celle du nouveau trio, le nom Akagera se détache en noir sur des zébrures grises et jaunes. Une reconnaissance qui a convaincu Texier d’écrire un texte pour la pochette et qui touche Daniel Humair. « C’est rare de rendre hommage à des musiciens français ». Tu m’écoutes, je t’écoute. « C’est une création, mais ça permet de parler de votre album, d’évoquer le titre et d’inciter les gens à le découvrir ».
Humair entend et se souvient de son propre éveil au jazz et de la première fois où il a entendu « Mezz » Mezzrow, en 1954, qui a tout changé pour lui. « On ne vient pas de nulle part », lui dit Georgelet, Humair répond : « Je ne connais qu’un seul martien dans le jazz : Elvin Jones. Il n’avait aucun signe distinctif d’un passé. Il arrivait, comme s’il était tombé du ciel et il jouait. » De l’album Akagera, lui reviennent « Le Cyclope », morceau au démarrage nappé de synthétiseur, l’improvisation un peu longue de Jeanneau pour « Rampoon » et le thème de Texier qui créait une atmosphère et valait la peine d’être enregistré. L’influence de cette expérience a marqué la trajectoire d’Humair comme du trio. « Akagera s’est révélé une synthèse de ce qu’on pensait ». Les contraintes de l’image obligeant à rechercher des sons plus personnels, plus originaux que d’habitude. « La difficulté, c’est l’absence de piano parce qu’il y a un vide. Le piano résonne, c’est un vide nuagé par des sons autres que la batterie. » Humair a toujours fait en sorte qu’on ne sente pas le manque du quatrième.
Pour lui, l’essentiel est toujours de faire de la musique qui corresponde avec ce que fait son voisin, de savoir improviser. Et il frotte, gratte ce qui se trouve sous ses mains. Le jazz américain, thème, chorus, accords, n’est pas son truc. Un concert avec une liste à respecter le paralyse. « Si on joue Akagera et que la musique d’après c’est une ballade, si j’ai envie d’aller explorer par là, je ne vais pas pouvoir. Pour la promenade, il y a une entrée de la forêt et vous avez l’horaire de sortie. Mais si on vous donne deux parallèles, cela empêche d’aller voir ailleurs. » L’égalité entre musicien est fondamentale, le jazz n’est au service de personne. « Quand on est tous ensemble, il y a une confiance. Et même une prune peut amener à plus de musique, quitte à la répéter pour faire croire qu’elle était intentionnelle. Le jazz, c’est la seule musique où vous pouvez faire sonner à votre façon. Le type qui est devant, même s’il a 20 ans, il n’est pas au service du vieux qui joue de la batterie. » Simplicité, authenticité ne font aucun doute. Il regrette que le jazz européen passe moins que n’importe quel groupe américain. Rien ne lui échappe des contrats qui bloquent les artistes, des affiches racoleuses qui influencent le public, des programmations qui oublient les musiciens français qui ont besoin de vivre. Son propos n’est pas égoïste.
Il écoute le parcours de David Georgelet, batteur de Youn Sun Nah pendant huit ans, pilier du jazz éthiopien d’Akalé Wubé, inspiré par le voyage d’Akagera, le jazz expérimental et la musique répétitive. L’un offre un livre d’entretiens « À bâtons rompus », l’autre un album Serpente. Humair évoque Cannonball Adderley : « Quand on joue derrière lui, c’est autre chose. » Il s’interrompt et reprend sur le sens de son métier. « La musique sert à faire vivre les gens. Quand on est attentifs, ça vous touche profondément et ça marque. J’ai entendu récemment une émission de radio, qui redonnait la violoniste Anne-Sophie Mutter toute jeune, jouant avec Karayan le concerto de Beethoven. Je ne suis pas croyant, mais il y a vraiment quelque chose qui passe. Billy Holliday ça me secoue, Edith Piaf, Franck Sinatra aussi, même si pas pour les mêmes raisons. » Et brusquement, il désigne l’œuvre d’un peintre célèbre accrochée au-dessus de la cheminée. Amie de sa femme, la veuve de Charlie Parker a un jour entreposé momentanément chez lui l’instrument du célèbre saxophoniste. Apprenant à qui il avait appartenu, Michel Portal n’aurait pas résisté à l’envie d’ouvrir l’étui, sinon de vouloir jouer. Et au moment où la femme d’Humair faisait allusion à l’esprit de Charlie qui pourrait être là, c’est l’œuvre qui s’est décrochée du mur se brisant dans un grand éclat de verre.
L’esprit frappeur n’est jamais loin entre batteurs. Sur le pas de la porte, Humair a invité Georgelet à revenir.
Daniel Humair, À bâtons rompus. Entretiens avec Franck Médioni. 2018. Éd. M.F. Coll. Paroles
Akagera, Serpente. Prado Records.
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