Pour cette 36ème édition du Vilnius Jazz Festival, Antanas Gustys, créateur de l’événement dont il est le directeur artistique nous a concocté une programmation éclectique mêlant artistes lituaniens, européens et internationaux.
C’est après avoir écumé les festivals dans divers pays du bloc de l’Est que Gustys décide d’en créer un dans la capitale lituanienne en 1987, et un festival dédié au jazz contemporain que pratiquent certains musiciens du cru tels que le saxophoniste Petras Vysniauskas. Devenu de plus en plus international depuis l’indépendance du pays, le festival n’a jamais dévié de sa ligne artistique et rassemble un public fidèle regroupant trois générations de spectateurs curieux de nouveauté et qui fait confiance aux choix du directeur artistique.
Cette année, le festival débute avec Fleitu 3, un groupe lituanien des plus originaux : trois flûtes jouées par deux musiciennes et un musicien qui proposent une musique planante, méditative dont les ondulations laissent parfois surgir une mélodie soutenue par les sons filés des deux autres flûtes. Du chant des baleines au pépiement des oiseaux en passant par le bruit du vent dans les arbres, les trois flûtistes convoquent une impressionnante palette de sonorités.
Suivent deux souffleurs qui se connaissent bien : le lituanien Liudas Mockunas et le suédois Mats Gustafsson. L’esthétique est nettement plus free. Gustafsson à la flûte puis à la clarinette et Mockunas au ténor jouent sur les contrastes de tessitures et triturent le son de leur instrument. Puis Mockunas passe à la clarinette contrebasse dont il tire des sonorités telluriques et un fort beau solo qui fait chanter l’instrument de façon inhabituelle. Entre-temps Gustafsson s’est mis à l’électronique avant de revenir à la flûte tandis que son partenaire saisit une clarinette, d’où un beau duo dans les aigus. C’est ensuite au sax soprano que Mockunas délivre un solo rageur bientôt rejoint par Gustafsson au sax baryton, tout aussi furieux. Puis les deux souffleurs sont rejoints par Tom Blancarte (basse) et Christian Windfeld (batterie) et le quartet continue d’explorer des territoires sonores vierges alternant douceur et fureur.
Le lendemain c’est un autre lituanien, le batteur Marijus Aleksa, qui occupe la scène en solo.
Sur un set de toms accordés il débute son solo avec les mailloches sur un rythme de plus en plus rapides et en variant la puissance de ses frappes. C’est à la fois rythmique et très mélodique et on ne peut qu’admirer le sens de la construction de ce solo qui évolue en intégrant diverses cloches puis les cymbales. Sans esbroufe et tout en musicalité, voici donc un batteur-percussionniste tout à fait intéressant à découvrir, même si son usage ponctuel de l’électronique peut laisser indifférent.
©Photo Vygintas Skaraitis / Don Moye 5tet
Avec Don Moye et son quintet, on est dans une toute autre ambiance : ça commence par des gongs et des voix venant des coulisses avant que les musiciens n’entrent en scène un par un, ajoutant chacun un rythme à celui du précédent. C’est très visuel et très africain dans l’approche mélodique. Puis la trompette lance une sorte d’appel qui devient une mélodie soutenue par le piano, la batterie et la contrebasse. Là on est clairement dans un jazz intemporel où le chabada est roi. Moye connaît ses classiques sur le bout des baguettes et il le démontre dans une série de 4/4 avec ses jeunes comparses. Les musiciens reviennent périodiquement aux percussions et l’on comprend que Moye a décidé de nous faire voyager dans des paysages sonores contrastés où le rythme est toujours roi mais où la mélodie a également sa place dans une atmosphère festive qui doit beaucoup à l’Afrique.
©Photo Vygintas Skaraitis / Don Moye 5tet
Le troisième soir, c’est le pianiste états-unien Brian Marsella qui occupe seul la scène, commençant tout en douceur avec des accords de plus en plus sonores dans les graves. Puis une mélodie prend forme et des clusters et des notes perlées dans les aigus viennent perturber le tout, alternant avec la mélodie devenue véloce. Le pianiste joue essentiellement dans les forte avec une frappe parfois brutale qui contraste avec les aigus perlés.
Retour à la mélodie ensuite, d’une lenteur majestueuse avec des accents hébraïques qui rappellent que Marsala a beaucoup joué avec John Zorn. Convoquant à plusieurs reprises l’ombre de Thelonious Monk et allant jusqu’à évoquer le piano stride, c’est un pianiste majeur, possédant un langage d’une impressionnante variété et qui transcende les époques.
Un trio international qui lui succède réunissant des musiciens de trois continents : le souffleur britannique Shabaka Hutchings, le joueur de guembri et chanteur marocain Majid Bekkas et le batteur américain Hamid Drake
La flûte débute le concert, bientôt soutenue par le guembri et la batterie qui imposent rapidement un rythme trépidant tandis que Bekkas psalmodie des paroles en arabe. Dans ce contexte de musique gnawa c’est le guembri qui mène la danse avec un art du rebond dans les graves. Ses deux comparses suivent de près ce soubassement mouvant sur lequel la flûte déploie des virevoltes harmonieuses tandis que la batterie joue une sorte de solo continu en guise d’accompagnement. C’est une musique très intense qui évolue vers un rythme obsessionnel et dansant qui mène à la transe.
L’après-midi du jour suivant était consacré à de jeunes groupes de jazz lithuanien, l’un proposant une esthétique très free, l’autre un jazz rock un peu brouillon, un troisième flirtant avec l’électro dans une ambiance tantôt planante tantôt noisy. Le plus original fut le tubiste Mikas Kurtinaitis qui joua un solo bruitiste et ludique avec plusieurs instruments reliés par des tuyaux.
La soirée débuta avec le Trio North de la saxophoniste danoise établie en Norvège Mette Rasmussen (voir la couverture de l’article). Une sonorité d’alto tranchante et un phrasé fulgurant qui n’est pas sans évoquer Ornette Coleman, c’est ainsi qu’apparaît d’emblée la saxophoniste. Accompagnée par Ingebrigt Haker Flaten, un bassiste d’une solidité bondissante et Olaf Moses Olsen, un batteur tout en puissance ou en finesse, la leadeuse laisse de larges places au silence dans un discours tantôt méditatif qui se densifie en devenant rageur. Les descentes dans le grave de l’alto sont impressionnantes, suivies de sons filés dans les aigus. La saxophoniste possède une solide assise rythmique et un stop chorus tout en montées et descentes, growls et gémissements vient le confirmer. Ce trio possède un grand sens de l’architecture sonore et de la gestion de l’énergie, entre autres sur un thème dansant à la musicalité majestueuse.
Le quartet de Louis Sclavis, qui suit, commence de façon assez méditative avec le leader au sax soprano sur une musique à première vue très écrite. Puis Sclavis laisse ses partenaires s’exprimer, entre autres Sarah Murcia à la contrebasse pour un solo d’une grande profondeur que Benjamin Moussay ponctue d’accords délicats. Le leader revient ensuite au premier plan pour un solo orientalisant suivi du pianiste dans une veine percussive qu’accompagne la seule batterie de Christophe Lavergne. Puis c’est la clarinette basse qui est à l’honneur sur un thème à la mélodie d’une grande limpidité. Ce qui caractérise ce quartet c’est entre autres un son de groupe énorme auquel chaque protagoniste contribue pleinement, particulièrement la contrebasse. Autre élément marquant : la place que Sclavis laisse à ses jeunes partenaires. Une belle ballade entamée au piano vient le confirmer et la clarinette basse s’y fait d’une tendresse extrême, comme dans nombre d’autres thèmes où la mélodie est reine.
Un quartet international débute l’ultime soirée par un duo piano/trompette d’un lyrisme assumé bientôt rejoint par la basse et la batterie du leader Mario Costa. Un solo de piano pointilliste suit celui de la trompette plus volubile. Le morceau suivant est plus introverti et la batterie s’y fait coloriste en harmonie avec la trompette jusqu’à ce que Bruno Chevillon fasse chanter sa contrebasse en un resplendissant solo. Puis vient un morceau up tempo où Benoît Delbecq joue d’un clavier électrique tandis que la trompette de Cuong Vu explore inlassablement les harmonies. Suit une somptueuse ballade où la magnifique sonorité de la trompette est mise en valeur. Suivait une surprise : Liudas Mockunas en invité du quartet auquel il apporta son énergie débordante et sa sonorité ravageuse de ténor.
De Lakecia Benjamin, le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle a le sens de la mise en scène et c’est en haranguant le public qu’elle entame son show, vêtue d’une tenue argentée. Suit un flot mélodico rythmique de saxophone alto soutenu par une rythmique de premier ordre. Puis c’est un spoken word en hommage aux femmes dans le jazz où la saxophoniste cite Angela Davis avant de se lancer dans une impro échevelée. Le morceau suivant est clairement funky dans une veine proche de Maceo Parker. Puis vient un « My Favorite Things » en hommage aux Coltrane et qui retrouve une bonne partie de l’énergie de la version originelle, entre autres lors d’un duo de la saxophoniste avec la batterie survoltée d’E.J. Strickland suivi d’un solo de piano monumental. Un « Amazing Grace » précédé par un stop chorus bluesy échevelé vient ensuite donner une dimension spirituelle à un concert riche en émotions. Lakecia Benjamin est clairement dans l’excès et cette générosité débordante galvanise le public de Vilnius qui lui fait une véritable fête. C’est donc sur un final éminemment festif que se clôt cette 36ème édition du Vilnius Jazz Festival.
©Photo cover by Vygintas Skaraitis – Mette Rasmussen
©Photo Header by Vygintas Skaraitis – Hutchings Bekkas
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