
« Le jazz m’a aidé à créer mes propres jeux, mes propres règles, mes propres architectures »
Rencontre avec le poète amateur de jazz Tom Buron qui fait paraître Les cinquantièmes hurlants aux éditions Gallimard et se prépare à la scène avec le trompettiste Fred Aubin (La Maison Tellier, Broken Wing Trio).
Le jazz est arrivé relativement tard dans ma vie, et c’est très bien comme ça. J’avais vingt ans, je vivais un moment de crise et il m’a offert un parapet auquel me raccrocher : c’est la rencontre avec l’œuvre de Coltrane qui m’a fait plonger dans cette musique et ouvert à un monde complètement nouveau pour moi. J’associe cet événement à un moment de grand changement, de renouvellement. Il y avait en quelque sorte une dimension spirituelle dont j’avais cruellement besoin à ce moment-là, quelque chose qui répondait exactement à ce que j’étais. Vrai obsessionnel, je me mis alors à fouiller comme, bien des années auparavant, adolescent, j’avais fouillé le rock et le blues. J’écoutais alors ceux avec qui Coltrane avait travaillé, ses contemporains directs, ceux qui l’avaient influencé, ceux qu’il a influencé, et les autres saxophonistes de la période. Il faudrait citer Albert Ayler, Ornette Coleman, Sonny Rollins, Jackie McLean, Cannonball Adderley, Pharoah Sanders, etc. Et j’ai découvert Mingus, Dolphy, Don Cherry, mais aussi Monk, Bird, Dizzy, Max Roach, Art Blakey… J’ai commencé par ce socle-là, ces moments-là de l’histoire du jazz. En somme, les grands noms, ceux du bebop, du hard bop et puis ceux des débuts du free aussi.
Avant cette rencontre coltranienne, j’écoutais principalement du rock et du blues. Tout était venu des Doors l’été avant de rentrer au lycée, puis ça a été l’exploration du blues de Howlin’ Wolf jusqu’à Robert Johnson et des premiers enregistrements du genre. Au même moment, le rock psychédélique, le prog rock, le glam, le punk, mais aussi la chanson… J’aimais les paroliers. Lycéen, mes héros en musique étaient Bob Dylan, Lou Reed, Jim Morrison, Iggy Pop, Gainsbourg, Nick Cave, Tom Waits, Shane MacGowan… J’étais aussi assez fanatique de concept-albums tels que Quadrophenia ou The lamb lies down on broadway. Le saxophone pour moi, à cette époque, c’était Steve MacKay sur le Fun House des Stooges, Bobby Keys avec les Stones (et en particulier Exile on main street), ou encore Clarence Clemons chez Springsteen, et ça s’arrêtait là, vraiment. J’avais, cela dit, une petite idée du jazz par la littérature, je lisais beaucoup Kerouac, qui parle de Dexter Gordon, de Lionel Hampton, de Miles Davis, ou de Bird dans On the road, mais j’étais trop pris par le rock et par sa mythologie, ce n’était simplement pas encore le bon moment.
Souvenirs de concert
Mes premiers grands souvenirs de concerts de jazz ont à voir avec Kenny Garrett que je suis allé écouter à plusieurs reprises. Je vais voler une formule à ce cher Jankélévitch pour l’occasion : la première fois que j’ai assisté à un de ses concerts, j’ai été « arraché magiquement à moi-même ». Évidemment, son phrasé coltranien n’y était pas pour rien, puisque c’était la base de ma maigre culture jazz à l’époque. Puis il y a eu d’autres grands souvenirs dans les années qui ont suivi : Wayne Shorter à Paris, John Zorn à Gand… J’ai eu la chance de voir Pharoah Sanders deux fois, mais un grand regret reste le fait d’avoir manqué McCoy Tyner à la Villette il y a quelques années, j’aurais dû y être et je n’ai pas pu m’y rendre.
A Paris, je suis beaucoup allé au Sunset Sunside et j’ai aussi beaucoup fréquenté la Gare Jazz lorsque le lieu a ouvert. Au Sunset, je me souviens par exemple d’un beau concert du quartette d’Alexis Avakian pour les cinquante ans de la mort de Coltrane, il y a huit ans, mais aussi d’une soirée avec la légende Louis Hayes qui accompagnait le trompettiste Jeremy Pelt.
Puis j’ai habité à Bruxelles quelques années et j’ai traîné beaucoup dans ses clubs : au Roskam (où l’on croisait souvent Arno), au Sounds, à la Jazz Station… J’ai vu Branford Marsalis jouer seul dans la cathédrale Saint-Michel-et-Gudule. Ça avait des airs de cérémonie, c’était si vertical, si ample. Je n’avais jamais vu quelque chose de semblable.
Plus récemment, j’ai assisté à l’un des trois derniers concerts de Peter Brötzmann, quelques mois avant sa mort. Je revenais d’une mission humanitaire en Ukraine et j’étais resté habiter à Varsovie pour une histoire d’amour. J’y ai alors fréquenté le Pardon To Tu, le lieu de jazz de la capitale polonaise, superbe club où Brötzmann avait ses habitudes. Je dois dire que je fus assez ému de voir souffler ce vieux monsieur comme j’avais été frappé, fracassé par l’écoute de son Machine Gun des années plus tôt. Écouter Machine Gun pour la première fois, c’est forcément déroutant. Appelons cela free jazz européen, jazz d’avant-garde, peu m’importe, c’est grandiose. Aujourd’hui, avec la guerre et ce concert, c’est un album qui résonne encore différemment pour moi.
©Photo Antoine Olla
Des musiciens et des albums de jazz
Je ne me pose pas ce genre de questions. C’est la même chose en littérature : il y a des périodes prises par telle ou telle œuvre. Comme je l’ai signifié, certains albums de Coltrane ont ma préférence et gardent une place tout à fait spéciale en moi, ceux de Pharoah aussi, puisque ce sont les premiers que j’ai découverts. On ne se débarrasse jamais vraiment des premiers amours, n’est-ce pas ? Je réécoute autant Blue Train ou Giant Steps que les derniers albums chez Impulse! avant sa mort. J’ai souvent envie d’écouter le Olé de Coltrane joué par Pharoah Sanders sur l’album live Heart is a melody de 1982. C’est ma version préférée, Pharoah y devient comme fou, tout est complètement ouvert. Le Sketches of Spain de Miles Davis, pour les arènes et le désert, le rouge de la muleta, le Concierto de Aranjuez. Ce sont des albums que j’ai envie de faire écouter et que je fais écouter aux gens qui ne sont pas du tout habitués à ces musiques. Mais si j’essayais de me prêter au jeu rapidement, je citerais trois vieux classiques que je réécoute beaucoup : Out to lunch de Dolphy, The Black Saint and The Sinner Lady de Mingus, Chapter One : Latin America de Gato Barbieri avec son magistral Encuentros. J’ajouterais les quatre albums des Lounge Lizards de John Lurie pour faire criser les puristes et confirmer que je ne suis après tout qu’un petit rocker passionné de jazz : Lounge Lizards (1981) et sa reprise du Well you needn’t de Monk, No pain for cakes (1987) et Voice of Chunk (1988) où figure Marc Ribot, ainsi que Queen of all ears(1998) et son démarrage aussi joyeux qu’inquiétant. Ah, et leur Live from the drunken boat de 1983. J’adore ça. C’est vraiment un des groupes que je préfère et j’ai tenté de rendre hommage à leur audace dans l’anthologie jazz et poésie Le nom du son parue en juin dernier.
« Le jazz a pris toute la place »
La musique est l’élément le plus haut dans ma propre mythologie, c’est ce que je place au-dessus de tout, une sorte de langage suprême qui peut « transfigurer le monde ». Le jazz y tient évidemment une part essentielle. Il m’a accompagné en quelque sorte toute la dernière décennie de ma vie et a eu une certaine influence sur mon mode de vie, sur ma vision artistique. Si aujourd’hui cela s’équilibre et que je reviens aussi beaucoup au rock, je dois dire que pendant la vingtaine, le jazz a en fait pris toute la place, c’était ma zone de fouille, j’y descendais en véritable tombarolo.
Le nom du son, une anthologie jazz et poésie parue au Castor astral, et postfacée par Jacques Réda, que nous avons préparée ensemble a été une manière pour moi de rendre ce que l’on m’avait donné, de payer ma dette à cette musique et à ses musiciens : une dette artistique et une dette spirituelle. Je ne me suis jamais rêvé directeur d’ouvrage ou anthologiste auparavant, ça ne pouvait se faire qu’à cette occasion, ça ne pouvait arriver que par cette musique et pour ses grands acteurs. C’est un livre qui propose cent ans de poésie travaillée par le jazz ou qui travaille le jazz, avec une centaine de poètes des cinq continents originaires d’une vingtaine de pays différents.
Jazz actuel
En ce qui concerne la jeune garde, les premiers noms que j’ai connus furent Kamasi Washington et Ambrose Akinmusire, que j’ai à l’époque découverts grâce à un album de Kendrick Lamar qui a déjà dix ans, To pimp a butterfly. Cela fait longtemps que je ne les ai pas vus sur scène, mais je suis ce qu’ils proposent et j’ai aimé leurs derniers albums : Fearless movement pour Washington, Owl song pour Akinmusire, avec Bill Frisell et Herlin Riley. Je suis aussi très attentif à ce que fait Shabaka Hutchings que je n’ai pas encore eu la chance d’écouter en concert. Je l’avais connu avec son groupe The Comet is Coming et l’EP Prophecy. Il a fait paraître un album solo il y a quelques mois, Perceive its beauty, Acknowledge its grace. Un enregistrement qui mélange beaucoup de choses. On y retrouve aussi quelques invités dont Saul Williams, ce qui me fait penser à un autre très bon souvenir de concert lors duquel ce dernier était associé au saxophoniste David Murray et à son groupe.
Il y a un autre saxophoniste de la même génération que Shabaka que j’aime beaucoup et que j’ai pu voir en concert : James Brandon Lewis. C’est par Eye of I (2023) que je me suis mis à l’écouter, un album en trio. Il a aussi collaboré avec la poète américaine Anne Waldman.
Dans les autres productions de ces deux dernières années, je peux citer Beyond this place du pianiste Kenny Barron ou encore le Grande-Terrede feu Roy Hargrove. Je sais qu’un album de Branford Marsalis arrive d’ici quelques semaines et j’ai assez hâte de l’entendre.
Ces jours-ci, j’écoute Liftoff du saxophoniste belge Robin Verheyen, avec Billy Hart et Drew Gress. Ça vient de paraître. Je le recommande vivement, tout comme un précédent projet de Robin, MixMonk, avec Joey Baron.
Archie Shepp, Robin Verheyen & Justin Faulkner
Il se trouve que j’ai rencontré Archie Shepp sur les terres mêmes où j’ai grandi, en banlieue sud de Paris, ce qui en fait quelque chose de vraiment spécial. Il y avait pendant longtemps un événement jazz de ce côté-là de l’Essonne : le festival de jazz de Corbeil-Essonnes. C’était il y a neuf ans. Je connaissais un membre de l’organisation locale et j’ai pu aller rencontrer Shepp dans son espèce de loge après le concert. Je peux dire qu’on a en fait principalement discuté de littérature américaine et qu’il m’a longuement parlé d’Allen Ginsberg.
Une autre rencontre à évoquer ? De la pizza et une longue nuit à écumer bars et lieux interlopes entre Saint Josse et Bruxelles-Centre avec Robin Verheyen que j’ai évoqué précédemment et Justin Faulkner qui est l’un des grands batteurs contemporains qui officie auprès de Branford Marsalis. C’était il y a quelques années, après un concert à la Jazz Station où Justin Faulkner avait joué en trio avec Yvan Robilliard et Laurent David. Le tout pour rappeler que Bruxelles est une fête.
Jazz & poésie
Si le jazz intervient dans mes livres, c’est plutôt de manière indirecte. Un poète doit être attentif au son, au rythme, n’est-ce pas ? Il faudrait d’ailleurs le rappeler à un paquet de nos contemporains : le vers libre, si l’on n’y crée pas de nouvelles structures personnelles, devient la porte ouverte à toutes les conneries et, surtout, à toutes les paresses. On le voit en permanence en ce moment. Cela étant dit, le poète n’est et ne doit pas être un musicien, c’est ridicule. Qu’on s’entende bien, je ne dis évidemment pas ici que la recherche sonore doit être le seul élément d’importance ; je rappelle simplement qu’il est d’importance.
C’est très personnel mais oui, le jazz (d’une certaine manière, la musique en général, et je pense aussi au rock et au hip hop) m’a, à une certaine période, aidé à créer mes propres jeux, mes propres règles, mes propres architectures dans ma poétique. Il m’a donné des idées, il m’a aidé à inventer et à structurer.
La musique a quoi qu’il en soit ceci de supérieur qu’elle n’est a priori pas embarrassée d’un sens préexistant, contrairement à l’articulation des mots sur une page.
Les cinquantièmes hurlants
Je donne régulièrement des lectures publiques et j’ai souvent travaillé avec des musiciens de jazz, avec des saxophonistes, des pianistes ou des guitaristes. J’utilise à dessein « lecture publique », et pas happening, ou « performance », qui font intervenir d’autres héritages, qui peuvent souvent se réclamer de l’art contemporain. En ce qui me concerne, ces lectures viennent pour accompagner le texte, la page, le livre ; je n’écris pas pour la scène, c’est le livre qui m’intéresse. Alors, on pourrait aussi parler de récital, de déclamation. Cela dit, je cherche, c’est vrai, quelque chose d’incantatoire, de chamanique, dans ces lectures. Le jazz y participe.
Il y a quelques années, j’ai pu notamment lire mon Marquis Minuit avec des saxophonistes tels qu’Olivier Temime ou encore Pierre Spataro, le leader du groupe bruxellois Commander Spoon. Nous laissions alors la part belle à l’improvisation.
Pour accompagner la parution de Les cinquantièmes hurlants, poème maritime qui suit un navigateur dans un voyage à la fois géographique et métaphysique, j’ai voulu sortir du moment improvisé, j’ai voulu qu’il y ait une vraie forme musicale travaillée en amont, une pièce musicale créée pour l’occasion.
En 2021, alors que je n’avais pas encore terminé l’écriture de ce livre, j’ai rencontré les membres du Fred Aubin Trio (aujourd’hui Broken Wing Trio, composé de Fred Aubin, Morgan Baudry et Benoît Jouandon) : nous devions monter sur scène ensemble à l’initiative de la Maison de la poésie et de l’oralité de Rouen pour y présenter un mélange de standards du jazz, de compositions du trompettiste Frédéric Aubin, et de poèmes pris par le jazz d’auteurs tels que Hart Crane, Blaise Cendrars, Mina Loy, Bob Kaufman, et bien d’autres. Le tout avait été préparé en une matinée sans que nous ne nous soyons rencontrés avant et, malgré le peu de préparation, la soirée fut un véritable succès. Ça a débuté comme ça, comme dirait l’autre. Le trio avait déjà travaillé sur un spectacle mêlant jazz et textes auparavant avec la comédienne Elise Beckers, un concert-lecture intitulé Chet Baker, l’ombre d’un ange, nourri en partie du livre d’Alain Gerber sur Chet Baker. Par la suite, j’ai mis en pause l’écriture de mon poème marin pendant un bon moment, notamment du fait de ma décision d’aller aider à l’Est quand la guerre a débuté, mais lorsque j’ai enfin achevé le manuscrit, j’ai appelé Fred Aubin pour lui réaffirmer mon envie de préparer quelque chose. En 2023, la Factorie (Maison de Poésie de Normandie), situé du côté de Val de Reuil, nous a offert une résidence, à Fred et moi-même, et nous avons alors pu travailler à ce projet que nous avions évoqué près de deux ans auparavant. Nous avons enfin pu commencer la construction du projet 50èmes hurlants, trompette et voix.
De mon côté, il s’agissait d’abord d’opérer une sélection dans le poème et de découper des parties du texte, de réécrire, pour créer de nouveaux assemblages tout en gardant le fil narratif. Comme je l’ai dit, mon livre n’est pas écrit pour l’oralité, ce que l’on propose est donc une adaptation du livre. Les cinquantièmes hurlants est un long poème d’environ quatre-vingt pages et il a donc fallu faire des choix. En ce qui concerne l’aspect purement musical, nous voulions avec Fred déployer quelque chose d’essentiellement jazz tout en y incorporant d’autres genres. L’idée était aussi de laisser Fred libre de certaines expérimentations à la trompette et au bugle, de certains traits musicaux que seule cette forme particulière « lecture et trompette » pouvait lui offrir. Fred a l’habitude d’arpenter des terrains divers puisqu’il est un des membres de La Maison Tellier, un groupe qui mêle les genres. La base de notre proposition est donc jazz, mais elle incorpore des éléments de pasodoble, de blues, et s’inspire aussi des chants de marins. Le tout donne une composition originale de Fred Aubin sur un texte qui est une version alternative et plus courte, resserrée, du récit en vers libre proposé dans le livre.
Propos recueillis par Franck Médioni
Bibliographie
Les cinquantièmes hurlants, Gallimard, 2025.
Le nom du son, une anthologie jazz et poésie, avec Franck Médioni, Le castor astral, 2024.
La chambre et le barillet, éditions L’angle mort (coll. 11h18), 2023
Marquis Minuit, éditions Le Castor astral, 2021.
Nadirs, éditions maelstrÖm, 2016-2019.
©Photo Header Sandra Benyachou
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