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Le 21 mai 2022, au Café de la danse, le quintet du pianiste Rémi Toulon a donné un concert symbole de l’affranchissement d’une période où les œuvres égrenées par les artistes ont provisoirement cessé de faire date, perdant dans leur sillage un peu de ce qui fit leur grandeur.

Pour la sortie de « The Crave », un album qui fait suite à «Adagiorinho», une sorte de cross over entre musique européenne et latino-américaine, Rémi Toulon et ses side men poursuivent leurs pérégrinations au cœur des musiques du monde, mêlant de façon virtuose  influences continentales et pélagiques.

 Après « Adagiorinho », la formation s’est cristallisée autour d’un nouveau projet qui, à contrepied de la période hostile aux déplacements durant laquelle il fut enregistré, propose un véritable fil rouge imaginaire qui va de New York à Rio, en passant par la Nouvelle Orléans. Alternant trio, quartet ou quintet, au gré de l’inspiration, Rémi Toulon livre une musique lumineuse et personnelle, un univers à la fois métissé, bruissant de vie et de jaillissement, quoi qu’ancré dans la meilleure tradition du jazz, celle du métissage dont il fait l’apologie par son existence même.​ Dans un contexte bouleversé par la pandémie, la fête est tout de même teintée d’une certaine gravité, et la mélancolie le dispute à la joie, à la poésie, comme sur la plupart des plages de l’album « The Crave ».

Depuis 2017, Rémi Toulon joue avec Sébastien Charlier et Zé Luis Nascimento, le percussionniste de Salvador De Bahia, dont la virtuosité constitue le noyau nucléaire d’un quintet atypique à la frontière entre Jazz et musiques du monde, ainsi que des formations comme Sixun avaient tenté d’en initier la démarche. Avec Inor Sotolongo ce soir aux percussions, et bien épaulé par Sébastien Charlier à l’harmonica diatonique, véritable contrepoint harmonique du piano, le quintet développe un vocabulaire d’une richesse d’expression impressionnante,, qui lui permet d’intégrer de nombreux styles esthétiques à son registre, du jazz à la pop music, en passant par la fusion.

En première partie de ce concert, Cyril Cianciolo (guitare, vocaux) et Jérôme Peyrelevade (harmonica, chant) avec des titres tirés de leur cd « Kiffosaurus Rex », entrent en scène pour un hommage folk très réussi à Nelson Mandela (Madiba). Le duo a sans doute été choisi pour sa tonalité très world music, tant les harmonies vocales des deux compères, matinées de blues, font la part belle à un harmonica diatonique du plus bel effet.

Après cette belle entrée en matière, le combo de Rémi Toulon nous plonge dans les conditions liminaires qui sont celles de l’album « The Crave » avec « Arabesque », et « Choé’s dreams », qui évoquent Brésil et Caraïbes, avec force syncopes, harmonies complexes, accentuation des temps faibles, lyrisme, et une générosité qui sera le point cardinal de toute la soirée.

« When You’re smiling », met tout le monde d’accord atour du pacte implicitement proposé, après quoi « The Last Parade », inspiré par la solennité des funérailles de Dr John, pianiste chanteur de la Nouvelle Orléans disparu en 2019 et digne émule de Fats Domino, fait de nous littéralement, des initiés liés par des affinités électives lors d’un rituel cérémonial.

« The Crave » évoque la vie et l’œuvre de Jerry Roll Morton, dont Rémi Toulon nous rappelle qu’il fut considéré comme l’un des inventeurs du jazz, bien qu’il soit surtout l’auteur d’un proto jazz qui combine ragtime et blues en un savant brouet que sauront mettre à profit de grandes figures tutélaires comme Earl Hines et Louis Armstrong.

Nouvel emprunt à la musique brésilienne, pour une pièce d’inspiration très classique réminiscente de la collaboration entre le guitariste Toquinho et Vinicius De Moraes, après quoi « Un Poco Loco » rend un hommage appuyé à Bud Powell, qui, comme Dizzie Gillespie, ne se privait nullement d’explorer la veine afro-cubaine. Rémi Toulon restitue l’atmosphère particulière de ce titre avec une verve et une maestria qui forcent l’admiration, quand on sait la difficulté de cette pièce et le talent hors normes du grand pianiste, dont l’aura et la renommée sont celles des plus grands musiciens de jazz. Les solos de Rémi Toulon semblent jaillir de la trame rythmique, jamais loin du chorus en accords plaqués sans jamais y tomber, et les notes en chapelet résonnent, à l’instar de ce qu’elles feraient dans une plus grande enceinte que celle du Café de la Danse.

Surprise, comme sur le disque studio, la groupe reprend ce soir « Human Nature » de Michael Jackson, un choix qui ne ravira sans doute pas les puristes du jazz, mais qui met en évidence l’excellence de la mélodie développée par Steve Porcaro et produite par Quincy Jones ( Rémi Toulon nous l’annonce avec facétie comme étant issue de la plume de Paul Mc McCartney). C’est ici la section rythmique de Vincent Frade et Jean-Luc Arramy qui apporte les nuances subtiles des expériences faites au contact de musiques sortant du cadre hot jazz qui fait la différence, en magnifiant la mélodie d’un morceau que tout le monde croit avoir déjà entendu.

Avec « Elegy For An Eternal Child », on entre dans la partie la plus sensible du concert, appelée à rester dans toutes les mémoires avec cet hommage à Chick Corea, vibrant, puissant et envoûtant ; une pièce maitresse qui palpite dans l’air, élément fleuve dans lequel chacun trouve matière à s’immerger, traversé d’éclairs d’improvisation et d’échanges absolument magnifiques.

« Confinamento Feliz » est, bien sûr, un rappel de la pandémie que nous venons de traverser, mais on chercherait en vain un spleen ou un désespoir absolus dans ce titre, superbe méditation sur la dimension tragique de l’existence comme sur ses beautés, dans le prolongement d’un intermède en formation trio qui évoque la musique contemporaine française.

La générosité des musiciens fait qu’on ne voit pas ces deux heures passer, et l’atmosphère se charge progressivement d’émotion, avec des parties solo exemplaires qui ne compromettent jamais l’harmonie d’ensemble, un sens du collectif qui est la clé de voûte d’un quintet en état de grâce dans le dernier tiers de sa prestation.

La question de la porosité du jazz vis-à-vis des influences extérieures au socle afro-américain ne sera sans doute jamais tranchée, même si les mouvements de population constatés lors des périodes clé de son histoire constituent plus qu’un embryon de réponse possible. Mais on peut affirmer sans ambages que ce qu’on trouve à la Nouvelle Orléans comme au Brésil ou à Cuba, c’est une culture musicale qui vient de la rue tandis que la tradition européenne est marquée par le dynamisme des salons et des festivals dédiés.

C’est sur ces brisées contrastées que naissent les explorations des musiciens du quintet de Rémi Toulon. Qu’ils en soient remerciés à la mesure de ce qu’ils ont donné à leur public, dans une ambiance de fournaise tropicale tout à fait appropriée à leur propos.

Personnel :

Rémi Toulon,  piano

Sébastien Charlier, harmonica diatonique,
Jean-Luc Arramy,
basse électrique-contrebasse,
Vincent Frade,
batterie,
Inor Sotolongo,
percussions.

©Photos Patrick Martineau/JzzM

 

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