Tout amateur de jazz digne de ce nom doit absolument jeter une oreille sur « la ligne de démarcation » de Rémi Dumoulin (saxophone).
De « Two Licks For One Penny » avec ses volutes de saxophone et parties de piano euphoniques, « Dreaming » et son rythme idiomatique, « Stelly », le morceau de bravoure de Bruno Ruder (piano), « « Illusions », avec ses silences ouatés qui prolongent ou suspendent tour à tour la musique, « Friendz » et ses chorus endiablés de saxophone soutenus à bras levés par le piano, « Only Dance » et sa structure syncopée, « Apache », sa vitalité exubérante et changements de rythme incessants, à « Holy Baby », et ses cris harmoniques perçants, c’est un vrai régal pour les oreilles, le cœur et l’esprit.
Même si le groupe a profité de l’homonymie pour organiser un concert le 18 juin, l’argument de ce projet n’est pas une célébration historique à proprement parler, mais bien plutôt un exercice de style envisagé tel un retour aux sources de l’histoire du bebop, avec un travail sur les standards qui suscite de nouvelles compositions à l’issue d’un processus d’improvisation où l’on déduit ce qui peut être joué de ce qui devrait être interprété, sur un mode aussi spontané et frais que possible (la démarcation).
Empruntant la grille harmonique ou la structure d’un traditionnel, ce processus de cristallisation génère un fort sentiment de fertilité harmonique, au service d’une sensation de renouveau mélodique rafraichissante.
Avec Bruno Ruder au piano, Fred Chiffoleau à la contrebasse, et Pascal Le Gall à la batterie, le quartet revisite des mélodies choisies parmi les grands standards des années 1930, comme le firent en leur temps les pionniers du bebop dans les années 40. C’est ainsi que « How High The Moon » est devenu « Ornithology » sous la plume de Charlie Parker, par exemple, bien qu’ici les thèmes utilisés soient plutôt issus du répertoire vocal américain, souvent réminiscents des interprétations de Billie Holiday, Chet Baker ou Ella Fitzgerald. L’originalité du projet est caractérisée par des relectures inspirées par le caractère visionnaire de Lennie Tristano, ainsi que ses émules les plus célèbres, Warne Marsh, et Lee Konitz.
©Photo Eddie Instant Gaze
Au passage, il convient de noter l’ouverture d’esprit de l’illustre pianiste, qui ne craignait pas de jouer avec la tonalité, le champ d’expérience, voire le style musical employé, tout entier au service d’une recherche d’expression maximale.
Plus que le jazz west coast ou le free jazz, cette démarche amorçait des expérimentations radicales telles que celles réalisées en musique concrète, sachant que Lennie Tristano nourrissait un amour pour Jean-Sébastien Bach jamais démenti. Une telle absence de dogmatisme, en dépit ou à cause de connaissances étendues, est responsable du fait qu’il allait jusqu’à dispenser son enseignement à des musiciens qui se sont par la suite illustrés dans de tout autres champs musicaux, comme le guitariste de rock instrumental américain, Joe Satriani. Rien de tel sur ce disque, évidemment, mais le caractère choral de la musique interprétée, aspect vraiment crucial de l’orchestration, explique pourquoi le saxophone de Rémi Dumoulin se fait régulièrement guide mélodique, à l’instar de ce que propose un Mark Turner quand il se produit sur une scène.
Ce vecteur de création permet aux autres membres du quartet d’articuler un discours personnel, vibrant, et créatif. Le dialogue qui s’établit entre Rémi Dumoulin et Bruno Ruder est, bien sûr, basé sur une grande complicité, les deux musiciens combinant leur carrière d’artiste avec une réflexion organisée autour de la transmission, l’enseignement, qui les maintient sur la ligne de crête du savoir musical et de l’urgence créative.
La section rythmique de Fred Chiffoleau et Pascal le Gall, pour sa part, recèle une cohésion travaillée au travers de multiples expériences et contextes musicaux différents, dans le plus pur esprit de ce que proposait Lennie Tristano, ce qui permet à l’auditeur d’être partie prenante d’un retour aux sources combinant tradition et apports nouveaux, dans le plus grand respect de la tradition culturelle du jazz. C’est cet état d’esprit miraculeusement préservé qui garantit une approche musicale respectueuse des traditions et pourtant ouverte sur l’avenir, authentique récompense du mélomane éclairé.
Dans les bacs depuis le 17 juin 2022
Rémi Dumoulin : saxophones
Bruno Ruder : piano
Frédéric Chiffoleau : doublebass
Pascal Le Gall : drums
Enregistré et mixé par Jonathan Marcoz at Peninsula Studio, Sarzeau, France, en septembre 2021.
©Photo Header Fred Chiffoleau
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