Si le groove rusé existe…
Le quatrième et nouvel album du trio luxembourgeois Reis – Demuth – Wiltgen, Sly, devait sortir en 2020. Enregistré dès 2019, le voilà enfin dans les bacs. Le public qui a eu le privilège d’entendre en concert certains morceaux, du temps des festivals, ignorait qu’à travers le titre de l’album le groupe entend rendre hommage à ses racines luxembourgeoises.
Il l’affiche par le choix d’un renard sur la pochette de l’album et de l’adjectif anglais sly, qui signifie rusé. Une référence directe à la première grande œuvre littéraire luxembourgeoise au 19e siècle, que l’on doit au poète et philanthrope Michel Rodange : « Renert ou le renard en queue de pie et à taille humaine ». Si la queue de pie marque l’époque et parfois la musique dite classique, l’anthropomorphisme remonte bien plus loin dans le temps. D’Ésope au recueil de récits du Moyen Âge, jusqu’au Reineke Fuchs de Goethe paru en 1794 et dont s’inspire le poète luxembourgeois, le roman de renard a inspiré de nombreuses versions. Depuis des millénaires, il symbolise celui qui se sort de toutes les situations. Face au renard, qu’il passe pour chevalier ou vilain, ses comparses divers, loup, blaireau, chat, lièvre, corbeau et bien d’autres, font souvent triste mine à la fin de l’aventure. Et donc la course musicale du trio luxembourgeois passe par le territoire, les dialectes, le phrasé, le populaire, le miroir humain dont il se joue forcément avec ses armes, les instruments et une puissance rythmique qu’aucune frontière n’arrête. Comme l’animal sauvage. Un renard à trois têtes donc, où pianiste et batteur se partagent la plupart des treize titres quand le contrebassiste Marc Demuth se réserve le douzième au nom tout aussi évocateur « The Rebellion ».
La conscience des mots et l’esthétique ne doivent rien au hasard. Depuis 2011, le trio associe son travail à celui du vidéaste Emile V. Schlesser. Au moment où la planète est aux prises avec une pandémie dont le contrôle lui échappe, voici une invitation à voir et à entendre autrement ce qui nous dépasse. Un triptyque de vidéos accompagne la sortie de l’album, avec pour but de révéler le poétique, le sublime, là où les hommes ne pourraient voir que le misérable.
Parmi les titres que le concept entraîne dans une autre dimension, à coups d’imagerie parfois médicale, le trio décline « Viral » de Paul Wiltgen, « Diary Of An Unfettered Mind” et le prémonitoire « No Storm Lasts Forever », de Michel Reis. L’atmosphère du premier semble d’abord pesante, le scintillement des balais et les notes lourdes, tandis que la vidéo dévoile un cercle où défilent des images poétiques, détails microscopiques ou panoramas, dont on découvre peu à peu qu’elles inversent le déclin et deviennent guérison. Les harmonies se déploient, comme le rythme plus solide qui allège la partition.
Pour le deuxième, la vidéo fait place aux musiciens et à leur esprit créatif dans un environnement indéfini, alternance de lumière bleuâtre traversée de réseaux lumineux et de scans colorés du cerveau, puis d’images scintillantes explosives qu’accompagne une montée en puissance lyrique, piano et rythmes confondus.
Dès les premières notes du troisième, le rythme énergique est soutenu par une tempête de confettis tourbillonnant sur les musiciens et leurs instruments. Le tempo accéléré, sinon pop, défie les temps nouveaux comme le renard que nul n’empêche jamais de courir, à son heure. Trio facétieux, à la cadence haletante, RDW saisit l’éphémère dans une alchimie complice et se joue des masques.
Interprètes :
Michel Reis : piano
Marc Demuth : basse
Paul Wiltgen : batterie
Sly est un album Cam Jazz, distribué en France par Pias.
©Photo Header, Marlene Soares
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