A l’heure où on parle beaucoup de la place des femmes dans le jazz (voir entre autres l’ouvrage collectif « A l’invisible nulle n’est tenue« » chroniqué sur couleursjazz.fr voici quelques mois par mon excellent confrère Alain Tomas) je voudrais adopter un point de vue un peu différent en affirmant que le jazz s’est, ces derniers temps, largement féminisé au niveau de l’approche qu’en ont adopté nombre de jeunes musiciens.
Le jazz, c’est à l’origine une musique « guerrière ». J’en veux pour preuve l’existence, dans les années 40 et 50, de « battles ». Batailles d’orchestres (Duke Ellington contre Count Basie) de batteries (Max Roach contre Buddy Rich) de saxophones ténors (Dexter Gordon contre Gene Ammons)… Même si ces batailles débouchaient parfois sur des victoires telle que celle de Lester Young dans une jam historique qui le confronta entre autres à Coleman Hawkins à Kansas City, elles n’empêchaient pas chacun des belligérants de conserver sa valeur et son lot de fans, et les «vaincus» pouvaient sans problème continuer à déployer leur esthétique sur scène et sur disque. L’affrontement était un épisode dans un parcours où chacun conservait son individualité.
L’évolution vers une baisse de la pugnacité et de la dimension conflictuelle dans la musique de jazz peut très certainement être liée à une évolution de la société : les conflits armés n’ont cessé de diminuer en Occident depuis la fin de la dernière guerre mondiale et la présence de soldats dans la population s’est considérablement réduite. Qu’on pense, par exemple, au fait qu’au début du siècle dernier le comique troupier — qui a totalement disparu — était un élément quasi obligatoire de tout spectacle de music-hall.
On ne peut que se féliciter du fait que la guerre ne fasse plus partie du paysage de l’Europe occidentale. Mais la figure du « guerrier » avait une double face : offensive et défensive et, depuis le chevalier médiéval défenseur de la veuve et de l’orphelin jusqu’au poilu de la guerre de 14, le soldat pouvait être auréolé d’un prestige évident.
Aux USA, le jazz était à l’origine essentiellement noir et il avait à lutter pour s’affirmer dans un monde majoritairement blanc et potentiellement hostile.
Cette lutte des Noirs dans un monde de Blancs a refait momentanément surface dans les années 80 sous l’impulsion de Wynton Marsalis. On peut expliquer sa volonté d’avoir des groupes totalement ou majoritairement afro-américains et de revendiquer une filiation avec les figures historiques du jazz noir à une volonté de se positionner face à une jazzosphère étatsunienne majoritairement blanche où les figures de proue les plus influentes étaient entre autres Michael Brecker, Pat Metheny ou Keith Jarrett.
Jusqu’aux années 60, avec les luttes pour les droits civiques, la présence des Black Panthers et du free jazz, cette approche offensive est restée bien présente dans le jazz américain.
En Europe, le jazz eut également besoin de lutter contre l’ostracisme de l’occupation nazie.
La fin de cette atmosphère conflictuelle a, selon moi, été accompagnée d’une féminisation du jazz. Un des éléments de cette évolution est lié au fait que la majorité des jeunes musiciens de jazz sont issus de la bourgeoisie, une portion de la société qui n’a pas à se défendre au niveau de la lutte des classes. Un autre est la multiplication des écoles de jazz au sein desquelles ce sont avant tout des pédagogues qui se chargent de la transmission du savoir dans un cadre bienveillant et non des aînés auxquels les jeunes musiciens se confronteraient dans une dynamique potentiellement agressive. Le film (très critiquable par ailleurs) « Whiplash » en donne une image caricaturale.
Ces jeunes musiciens rarement confrontés à des situations conflictuelles ont tout naturellement développé une approche plus soft de la pratique musicale que leurs aînés.
On le remarque au niveau du saxophone ténor, par exemple, avec la quasi-disparition de ce qu’on appelait les saxophonistes « velus », au gros son et au phrasé volontiers tonique. Aujourd’hui c’est un saxophoniste à la sonorité fluide tel que Mark Turner qui est souvent pris comme modèle par les jeunes tenants du ténor.
Voici une trentaine d’années j’ai assisté à un concert où deux saxophonistes alternaient puis jouaient ensemble accompagnés par la même rythmique menée par le pianiste Hervé Sellin. Johnny Griffin, l’aîné, joua un premier set suivi d’Eric Barret puis les deux jouèrent ensemble et Griffin — qui était resté modéré durant son set — affirma sa supériorité et en quelque sorte « cassa la gueule » à son cadet qui, de toute évidence, ne possédait pas les moyens physiques de résister à l‘offensive de Griffin. Outre la différence de génération, il était clair que Griffin avait à son actif une longue pratique de l’affrontement avec des confrères, ce qui manquait de toute évidence à Barret.
L’un des domaines où cette « féminisation » du jazz est le plus patent est celui de la batterie. La batterie c’est avant tout la terre : les toms originellement garnis de peaux animales et la caisse claire, instrument d’origine « guerrière » (voir la tradition du tambour napoléonien).
Si l’on écoute des disques ou si l’on regarde des vidéos où un batteur de la vieille école (jusqu’au hard bop) prend un solo, on remarque qu’il utilise avant tout les toms et n’a qu’occasionnellement recours aux cymbales. Or les jeunes batteurs — fréquemment influencés par Paul Motian, par exemple — ont tendance à privilégier les cymbales en un jeu « aérien », oubliant que Motian, jusqu’à une époque assez récente, n’était pas un spécialiste des cymbales.
Quel jeune batteur, aujourd’hui, connaît et s’inspire de Sid Catlett, Cosy Cole ou Jo Jones voire d’Art Blakey ou de Max Roach ?
Un autre facteur de cette féminisation me semble être le fait que le piano est devenu l’instrument roi du jazz. La majorité des groupes de jazz sont dirigés par des pianistes et le trio piano/basse/batterie est clairement la formation la plus en vogue. Non que le piano soit un instrument spécifiquement féminin, mais l’on constate que la majorité des musiciennes de jazz sont soit chanteuses, soit pianistes. Il existe donc bel et bien un tropisme pianistique chez les femmes. Par ailleurs, au niveau du piano, l’influence dominante — que l’on peut faire remonter à Bill Evans et à des musiciens qui ont suivi sa trace — est une approche de l’instrument focalisée sur l’harmonie, oubliant que le piano est aussi un instrument de percussion. Quel jeune musicien, de nos jours, se réclame de l’influence de Cecil Taylor ou de Don Pullen. Qui sait encore qui était Lennie Tristano voire Eddie Costa ?
Un dernier facteur, en ce qui concerne cette évolution, est la présence de plus en plus fréquente de musiciennes dans des orchestres majoritairement composés de jeunes de la même génération. Si l’on prend l’exemple des orchestres dirigés par des femmes telles que Maria Schneider, il est évident que son approche de la composition et de la direction d’orchestre peut être qualifiée de féminine, même si son orchestre est majoritairement composé d’hommes. C’est moins le cas de son aînée Carla Bley qui a officié comme arrangeuse au sein d’un orchestre « de combat » comme le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden.
Par le passé, des femmes ont pu faire partie de groupes majoritairement masculins sans pour autant les féminiser. Ce fut le cas d’Ella Fitzgerald quand elle prit la direction du big band de Chick Webb à la mort du batteur-leader ou de Melba Liston quand elle officia comme arrangeuse de l’orchestre de Randy Weston. On vit d’ailleurs au cours des années 50 et 60 apparaître des duos de vocalistes où la femme et l’homme conservaient leur identité sexuelle en étant à égalité : Ella Fitzgerald/Louis Armstrong, Betty Carter/Ray Charles et je ne résiste pas au plaisir de vous conseiller le duo Dinah Washington/Brook Benton qui, sur le titre « A Rockin’ Good Way », se livre à un exercice de drague réciproque jouissif et hilarant.
Il n’est pas ici question de déplorer cette féminisation ni de cette gentrification du jazz mais on peut cependant déplorer que l’approche « offensive » ait quasiment disparu et ne fasse plus partie d’un paysage musical qui a, de ce fait, perdu en diversité.
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