Lundi après-midi 30 septembre, après un repas roboratif et modérément arrosé, mon ami Grégory et moi devisions à bâtons rompus en terrasse en fumant tranquillement.
Nous en vînmes par hasard à parler de Jacques Réda sur lequel Gregory avait écrit sa maîtrise de lettres quelques lustres plus tôt et que j’avais côtoyé quand Jacques et moi écrivions pour un magazine de Jazz.
Souvenirs enjoués d’un personnage que nous admirions tous deux pour ses multiples talents et pour son humour. Revenu chez moi, descendant de mon scooter je découvre en ouvrant mon smartphone un sms de Grégory : « Thierry !!! Jacques Réda est mort ! C’est dingue, notre conversation de tout à l’heure. J’en ai des frissons ! »
Eh oui, Amigo, tu le sais : il n’y a pas de hasard. Nous avons, sans en être conscients, rendu hommage à Réda à notre façon, en buvant, fumant, rigolant…
Car Jacques Réda, outre le fait qu’il était un immense poète et un immense amateur/amoureux de jazz — à propos duquel il écrivait comme personne d’autre — était un grand humoriste.
Je me souviens que, chroniquant dans les colonnes de Jazzmag un coffret de neuf vinyles de Keith Jarrett, il avait intitulé son article « Jarrett l’effraie ». Rendant compte d’un festival en Allemagne, il en avait qualifié les spectatrices de « Teutonnes aux tentants tétons ». Dans une émission de radio, sur France culture, où on parlait de Jelly Roll Morton et où un journaliste soulignait le fait que Morton, un créole néo-orléanais à la peau très pâle, n’avait jamais été accepté par la bourgeoisie locale Réda intervint ainsi : « Comment voulez-vous que des bourgeois acceptent quelqu’un qui s’appelle Bite Morton ? ». Dire le mot « bite » sur l’antenne de France culture dans les années 80, qui d’autre que Jacques Réda l’aurait osé ? (Petite précision pour les non anglophones : un jelly roll est un gâteau roulé à la confiture, métaphore limpide du sexe masculin).
Réda humoriste, c’était une sorte de mix désopilant de Raymond Devos et de Pierre Desproges, en moins extraverti et plus discret.
Mais Jacques Réda n’était pas que cela. Je ne vais pas vous infliger une biographie que vous avez trouvée ou trouverez dans tous les journaux ou sur wikipedia. J’égrènerai juste quelques souvenirs.
Par exemple sa timidité et son émoi quand, lors de la fête des 40 ans de Jazz Magazine, au Petit Journal Montparnasse, je lui présentai Gabe Baltazar, un grand saxophoniste méconnu en Europe où il n’avait jamais joué.
Je l’avais fait venir de son fief hawaiien pour quelques concerts en France, et comme invité surprise des 40 ans de Jazzmag. Jacques connaissait évidemment la discographie de Gabe, entre autres comme premier alto de l’orchestre de Stan Kenton, mais il ne l’avait évidemment jamais vu ni entendu live. Jacques était tout intimidé et craignait que le fait d’entendre Gabe in vivo ne soit pas à la hauteur du souvenir mythifié qu’il en avait via les disques. Son sourire quand Gabe joua quelques morceaux montrait clairement qu’aucune déception n’était venue entacher son audition.
En tant que chroniqueur de jazz, Jacques Réda a été pour moi un modèle indépassable. Le seul, d’ailleurs. Un vieux sage espiègle qui injectait dans sa prose — ou ses vers, car il rimait parfois ses articles — sa fibre poétique universellement reconnue dans le monde de la littérature francophone.
Lire ses articles incitait à aller découvrir ses œuvres de poète et lire ses poèmes — dont un certain nombre sur le jazz — incitait à aller voir ce qu’il écrivait en tant que journaliste.
A travers ses ballades dans les coins de Paris encore populaire, à pied, à vélo ou en Solex, on découvrait — en parallèle d’autres aspects du personnage — sa sensibilité extrême et un pan de l’intimité d’un homme pudique et de ce que j’appellerais son « univers » si je ne détestais pas ce vocable aujourd’hui galvaudé jusqu’à l’usure.
Car Jacques Réda était un homme complet, multiple, riche et protéiforme : Parisien après être né à Lunéville, en Lorraine, piéton et cycliste-solexiste, intellectuel à sa façon et diablement terrien sans être terre à terre, aussi amoureux du saxo que du vélo, possesseur d’une gouaille de paysan-ouvrier héritée du XIXème siècle ou du début du XXème — où il était né en 1929 — et directeur pendant quelques lustres d’une revue littéraire aussi prestigieuse que la NRF des éditions Gallimard.
A pied, à vélo ou en mobylette, on n’en finirait pas de faire le tour de l’œuvre de Jacques Réda !
Mais maintenant qu’il nous a quittés à 95 ans, il ne nous reste que cette œuvre pour nous rappeler — ou découvrir — ce citoyen libre et émérite de la République des lettres, et des souvenirs inoubliables à chérir pour ceux qui ont eu la chance de le côtoyer ou de croiser son chemin. Adieu Grand Homme !
1929 – 2024
Photo Couverture : © Jean-Luc Bertini
Photo Header : ©Christophel
COMMENTAIRES RÉCENTS