Le jazz, comme la musique baroque puis classique, raffole des « thème et variations », des « Goldberg » de Bach au « Tema con variazioni » de Janaceck en passant par les « Diabelli » de Beethoven ou celles sur un thème de Paganini de Brahms.
En jazz, certains obsessionnels tels que John Coltrane ou Lee Konitz ont enregistré nombre de versions de « My Favorite Things » pour l’un, de « All the Things You Are » pour l’autre.
Aujourd’hui, c’est à un standard moderne qui a largement dépassé en notoriété le cercle des amateurs de jazz que je voudrais m’attaquer : « Take Five » de Paul Desmond (et non de Dave Brubeck comme certains le croient encore du fait qu’il a été initialement enregistré par le quartet du pianiste au sein duquel Desmond tenait le poste de saxophoniste alto).
Tout le monde a pu, grâce à ce « tube » se familiariser avec le rythme à cinq temps et chacun a mémorisé la petite mélodie qui se pose sur ce rythme impair.
Inutile de commenter la version originale archi connue, au point qu’elle est quasiment devenue une rengaine. Mais voyons ce qu’en a fait, pour commencer Quincy Jones, en grande formation évidemment.
Il commence par la batterie et la basse qui impulsent aux cinq temps un souple déhanchement avant que les trombones n’entrent progressivement en harmonisant le riff sur lequel le reste de l’orchestre greffe un subtil contrechant. D’ores et déjà le tube se voit métamorphosé et quand la section de saxophones entonne le début du thème on est clairement dans un autre paysage. D’autant que ce thème se verra découpé en tranches mélodiques auxquelles répondent de somptueux riffs de trompettes/trombones. Il serait fastidieux de décrire en détail le magnifique travail d’orchestration de Quincy Jones. Retenons simplement que sur le solo d’alto de Phil Woods essentiellement soutenu par la rythmique il greffe des interventions de cuivre qui ponctuent le déroulé du chorus (lequel ne rappelle en rien l’original de Desmond) jusqu’à ce qu’un vibraphone inattendu vienne donner à l’espace sonore une dimension quasi spectrale. On est ici dans la haute couture orchestrale et Quincy Jones a l’art d’insuffler de l’inattendu dans le connu. Dernière trouvaille génialissime : quand le thème refait surface Quincy Jones met une portion de la mélodie en écho, créant ainsi un effet de suspense qui fait attendre la suite, et c’est l’orchestre tout entier qui reprendra cette mélodie qui petit à petit disparaît comme par enchantement.`
(Album « Quincy Jones Plays Hip Hits« /Mercury – 1963):
Aux antipodes de cette version en technicolor sonore et en grande formation, on trouve celle de Rhoda Scott dont l’orgue Hammond est simplement accompagné d’une batterie qui n’est pas particulièrement mise en avant. Ici, c’est l’excellent solo d’orgue, gorgé de groove, qui sert de pièce de résistance à cette courte et rapide interprétation de moins de 3 minutes soutenue par un drumming fourni. Rhoda Scott s’approprie le tube en restant fidèle à la mélodie mais en la transposant dans le style propre à son instrument et Take Five est tellement malléable qu’il se prête sans problème à ce traitement véloce et vigoureux.
(Album Rhoda Scott – « Take Five »/Verve – 1991)
Al Jarreau, quant à lui, sur un de ses plus célèbres enregistrements publics, commence par un scat quasiment chuchoté auquel il imprime une pulsation souple et tonique avant que ses comparses aux claviers et au vibraphone ne viennent l’épauler alors qu’il commence à chanter les paroles. La batterie reste ici assez discrète car c’est la voix du chanteur qui se charge de l’aspect rythmique et mélodique de cette interprétation habitée où Jarreau varie constamment l’intensité de son chant en passant continuellement d’un scat terriblement inventif à une prise en charge des paroles. On reste totalement scotché par les inflexions et les virages mélodico-rythmiques de cette voix tour à tour souple et puissante qui peut tout se permettre sur un morceau qu’elle transfigure.
(Album Al Jarreau « Look to the Rainbow« /Warner Bros.Live 1977)
George Benson, par un moulinet de son guitariste rythmique, imprime à Take Five une dynamique funky qui se maintiendra tout au long du morceau.
Sur ce substrat, le guitariste soliste énonce la mélodie note pour note avec une décontraction au niveau du phrasé et une rondeur de son inimitables. C’est par la suite le solo du leader qui retiendra toute l’attention : un déboulé de phrases véloces et fortement accentuées sur le plan rythmique défile avec une invention mélodique renversante. On ne reconnaît plus la mélodie tant Benson a fait sienne cette version et quand le piano électrique prend le relai du guitariste l’intérêt baisse de façon évidente. On pourrait souhaiter que cette version longue de plus de sept minutes soit davantage concentrée sur le solo de Benson, mais ce dernier — qui intervient de nouveau de façon moins intéressante vers la fin —, quoi qu’excellent soliste, n’a pas en tant que « metteur en sons » (comme on dit metteur en scène au théâtre) la dimension et le talent de Jones ou de Jarreau.
(Album George Benson « Bad Benson« /CTI) or
Paul Desmond lui-même n’était pas un grand fan de son « tube » dont le succès l’avait un peu dépassé. Au point qu’il composa par la suite et par dérision un « Take Ten » tout à fait intéressant, ne serait-ce que par la participation du guitariste Jim Hall.
Pourtant le saxophoniste revint sur son morceau fétiche au mitan des années 70 avec son propre groupe : une guitare (Ed Bickert), une basse (Don Thompson) et une batterie (Jerry Fuller) nullement mise en avant, le tout sur un tempo nonchalant correspondant parfaitement à celui qui se qualifiait lui-même non sans ironie d’ « alto le plus lent de la planète ».
Il est clair que Desmond veut ici se démarquer de la version originelle. Outre son propre solo arabisant, c’est à la basse qu’est confié le rôle principal et il faut reconnaître que cette version live tardive (Desmond meurt deux ans plus tard à 52 ans) s’éloigne en beauté de celle qui a fait le succès et la réputation de son auteur.
(Album « The Paul Desmond Quartet Live« / A&M-Horizon- 1974)
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