Le virtuose trompettiste Christian Scott aTunde Adjuah, fait son retour cette année au Festival de Jazz de Montréal accompagné d’un vent de fraîcheur amené par son sextet de jeunes musiciens. Durant trois soirées consécutives le musicien âgé de 33 ans, originaire de la Nouvelle Orléans a envahi d’énergie le Gesù de Montréal, d’une musique de haute qualité. Le premier concert avec son sextet, et les deux suivants, Monsieur Scott aTunde Adjuah partagea la scène avec respectivment Charlie Hunter puis Lizz Wright. Trois spectacles destinés à présenter son dernier projet : Strech Music.
» Aptitude à la communication »
Lumières douces. Tons rouges.
« Avec un vocabulaire non conventionnel, quelqu’un peut prononcer quatre mots et vous briser le coeur »
Chuchotements. Quelqu’un crie au fond de la salle. Tous les yeux sont braqués sur la scène.
« En fin de compte, se pose la question de savoir si vous êtes prêt à l’introspection »
Cinq ombres montent sur la scène. Applaudissements sauvages.
« Quand certains musiciens jouent, je sens qu’ils sont pris dans un flot inaccessible à la plupart d’entre nous, mais ce n’est pas externe, c’est interne. »
Piano, basse, batterie, flûte, saxophone, trompette. Soldats à vos postes !
« Les musiciens qui ont les sons les plus captivants, les plus pointus, les plus originaux et uniques sont ceux qui, d’une manière ou d’une autre, irradient. Toujours quelque chose qui vient du plus profond ».
Et puis, le pianiste caresse les touches. La contrebasse, énorme instrument en bois, se met à danser. Le batteur frappe les tambours, un sifflet inattendu sort de la flûte, un son chuchoté et coupant, émis par la trompette, frappe le micro.
Puissant, brisant, spectaculaire, grandiose.
C’est de la musique. Ça vient tout droit de leurs tripes.
Le voyage de Christian Scott aTunde Adjuah tout au long de la scène jazz mondiale ne fait que s’agrandir. Ce qui commença comme un cadeau de famille lorsqu’il était enfant, transformée en Katrina, une trompette sur mesure dont le pavillon pointe vers le ciel et dont le pouvoir -et le nom- évoquent l’ouragan dévastateur qui a rasé la côte Est des États-Unis et surtout la Nouvelle-Orléans (ville natale de Scott aTunde Adjuah) en 2005.
Mais aussi dramatique que fut l’ouragan Katrina, il souligna les difficultés d’une société qui était, en elle-même, dure et suffisamment conflictuelle. Élevé dans une terre de défis et de blessures, Christian Scott aTunde Adjuah dit faire de la musique pour l’amour. « J’ai grandi dans un environnement très difficile. Beaucoup de gens sont morts, beaucoup. Mais la musique a eu le pouvoir d’aider à continuer, ne fut-ce qu’un temps. Et de voir comment le son a apporté de la lumière et a pu apporter du bonheur et œuvrer pour la guérison… Pour moi il n’y a rien de plus beau que ça. Voilà pourquoi je fais de la musique, honnêtement. »
Amour. Le même amour mis dans la création de la musique, le même amour mis dans le pratique, ce même amour qui peut presque être palpable quand il est sur scène. Au Gesù, avec les lumières pointant sur lui, rebondissant sur le métal de sa trompette, il plie les genoux et se prosterne devant le micro, le regardant comme dans une sorte de jeu de séduction. L’instrument gémit, crie, chuchote. Il fronce les sourcils, incline légèrement la tête, recouvre le grillage du microphone de sa trompette. Il se déplace en spirales, il se trouve de face, légèrement de côté. Il courbe son dos et ferme les yeux.
Et s’arrête.
Silence métallique. Il regarde son groupe. Encore et toujours avec cet amour dans ses yeux.
Il reste au milieu de la scène et sourit. Il ouvre la bouche, montre ses dents à l’air, comme pour mordre quelque chose. Des cris. Il donne des ordres ? Et il pose tour à tour ses yeux sur Samora Pinderhughes, caressant le piano, sur sa soeur Elena Pinderhughes, qui rompt les normes de la flûte, Sur Kris Funn, chatouillant sa basse, sur Braxton Cook, embrassant son saxophone, Sur Corey Fonville qui fait sonner ses tambours comme au paradis.
« Quand je regarde chaque musicien dans ce groupe, quand je vois les plus jeunes surtout, ça me fait … [pause]. Ça m’illumine, parce que je me rends compte qu’ils ont une façon particulière de communiquer – qu’ils sont tous prêts à se rendre vulnérables devant le public, ce qui n’est pas courant. Voilà un genre d’amour aussi. Il s’agit d’un amour raffiné et adulte qui est basé sur l’intention d’aller quelque part ensemble et ce, peu importe combien dur sera le parcours.
Une pure confiance qui, une fois sur scène, imprègne le groupe. La musique, devient l’essence même de la performance. Les membres du groupe sont entièrement tournés vers l’auditoire, prêts à lui offrir quelque chose qu’il puisse remporter avec lui, quelque chose qui éclaire et touche les corps. Le groupe joue ensemble pour grandir, mais aussi prendre du plaisir. Toujours prendre du plaisir…
« C’est un voyage », dit la flutiste de 21 ans, Elena Pinderhughes. « Disons que vous avez un set de 90 minutes pendant lequel vous montrez beaucoup d’émotions. Vous montrez de la force, de la sensibilité … Si vous vous sentez d’une certaine façon, vous allez jouer un peu différemment, et cela fait partie de la beauté de la chose. Et quand bien même vous ne diriez rien que le groupe saura : ‘oh elle se sent de cette façon ce soir, … et donc les autres vont vous pousser à aller encore plus dans cette direction ou au contraire ils vont penser : ‘non, elle ne devrait pas aller par là, alors que nous allons là bas » alors vous… : ‘OK bien, je vais là-bas! », car il s’agit juste de donner et de prendre. »
©Nuria Ribas Costa
Donner et prendre, est cependant, également basé sur la capacité des musiciens à donner vie à ce que Christian Scott aTunde Adjuah désigne comme la substance de la musique. La recherche de cette façon de jouer qui reflète le caractère unique de chaque âme, et le travail sur ce sujet.
En terme de jeu de la trompette, ce fut également un voyage pour l’étudiant de Berklee, qui consacra trois ans à trouver le son qui le rende différent, (ce qui ne suffit pas à faire de vous un musicien) cette technique du chuchotement qui lui est propre.
«Je décidai que si je voulais manger, je devais développer un son qui soit différent du son de tout le monde, ce qui finalement crée de la valeur. »
Miles Davis avait un son clair. Dur et doux en même temps. Scott aTunde Adjuah se demandait «Quel serait l’opposé de ce son ? »
Un voyage à travers Ben Webster, Clifford Brown, beaucoup d’écoutes de conseils d’amis proches.
«Je parlai à mon oncle » – l’oncle de Scott aTunde Adjuah, Donald Harrisson, Jr est saxophoniste alto- « et il m’a beaucoup aidé. Ecoutez avez-vous pensé à ce que vous faites avec votre gorge, avez-vous pensé à gérer la température de l’instrument … des choses auxquelles je n’avais pas pensé, et il m’a fallu près de trois ans pour être en mesure de chuchoter sur commande. Finalement il me revenait d’essayer de trouver une façon de jouer qui ne ressemble à ce que tout le monde faisait, de sorte que lorsque les gens m’entendraient, ils seraient toujours en mesure d’identifier mon jeu ».
Curieusement, le trompettiste s’est récemment éloigné de cette technique, comme la musique qu’il joue maintenant contraste beaucoup avec la musique qu’il jouait auparavant.
Aujourd’hui, son son fuit les normes. Même si il l’a toujours fait, il n’a rien à voir avec les écoles traditionnelles de jazz.
Maintenant, dans le sous-sol d’une église du centre de Montréal, une tonalité de base obtenue à partir d’un ordinateur démarre. La batterie la rejoint tout à coup, suivie par le piano. Réminiscences Hip-hop, sons monotone en spirale, clignotement de l’œil en rythme. Discussion entre la trompette et la flûte. Ceci est tout sauf conventionnel.
«Ce n’est pas une idée nouvelle. Le Jazz est une musique extensible, le jazz est une forme de fusion. Nous ne brisons pas le modèle, nous sommes juste la première génération de musiciens qui peuvent le faire dans un environnement post-global. »
Alors, où est le jazz ? Quelle est la direction ?
« Il devient ce pour quoi vous jouez. Certains musiciens jouent pour eux-mêmes: moi, moi, moi… D’autres musiciens peuvent trouver un équilibre entre jouer pour eux-mêmes et aussi communiquer et parler pour les personnes qui ne sont plus ici. »
Au milieu d’un public à l’écoute, Christian Scott aTunde Adjuah prend le micro: « Ceci est une chanson de mon grand-père», dit-il. Le trompettiste est le petit-fils du légendaire Big Chief, Donald Harrison Sr, qui était le chef de quatre tribus indiennes noires de la Nouvelle-Orléans. « Ceci est une chanson sur le rassemblement des nations et sur le pouvoir ».
Et la batterie commence, puissante, rapide, transcendante. Et le piano s’invite et crée une spirale de sons qui montent et montent vers le haut et de plus en plus haut, crescendo, la construction d’un maelström, plus rapide, plus rapide, plus rapide, en communion avec un point où culminent la batterie et le son doux et terriblement urgent de la basse. Et donc à partir de cette musique, aux racines noires, avec une énergie qui parle la langue des ancêtres, et de toute l’évolution de la musique.
« La question est – comment voulez-vous créer un pont entre toutes ces choses : jouer comme vous et comme Louis Armstrong en même temps? »
Comment?
« Il est un concept ouest-africain appelé sankofa, qui signifie littéralement reviens en arrière et prends-le. Il s’agit de votre ancrage ferme dans le présent, regardant vers l’avant, votre cœur est tourné vers l’avant, mais votre état d’esprit, vos pensées … Tout est en fait à la recherche du passé, parce que tout ce que nous faisons a été fait avant. Ainsi, la question devient : comment pouvons-nous continuer à tirer avec nous cet héritage ?
Le Public retient son souffle.
Une larme.
Une goutte de sueur.
Lumières pointant la scène. Murs en résonnance. L’église en sa hauteur capture le son.
Un cri admiratif. Hochement de tête.
Toute une rangée de spectateurs assis sur le bout de leurs sièges.
L’amour est dans l’air.
Une connexion est établie.
Juste les instruments parlant leur langue indescriptible. Juste les musiciens écrasant leurs âmes en des sons.
Ça vient, ça vient, c’est presque là.
Crescendo.
Poumons emplis d’air.
Et soudain, le silence.
Les murs tremblent du bruit des mains applaudissant. Elena et Samora Pinderhughes, Kris Funn, Braxton Cook, Corey Fonville et Christian Scott aTunde Adjuah exhalent, et sourient.
Ils sourient avec leurs cœurs et écoutent les cris et les ovations. Tout comme le public l’a fait, il y a une minute, en accordant une attention active à leur musique.
La connexion a été établie
La communication.
« Le son de l’écoute » – dit Christian. Et il sourit.
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