
Les nouveaux printemps de Ramon Lopez.
Le batteur Ramon Lopez sort un disque en solo, 40 Springs in Paris, qui fête ses 40 ans de jazz en France. Sa batterie aux couleurs vives et aux frappes délicates scintille de mille feux.
Entretien avec Franck Médioni.
La musique est entrée dans ma vie comme une révélation soudaine. Je n’avais ni tradition musicale autour de moi ni héritage sonore à suivre. J’ai découvert la musique dans les années 70 à travers la batterie, et à partir de là, le jazz est venu à moi naturellement.
À l’occasion d’une fête au collège j’ai vu une batterie sur une petite scène. Le simple fait de voir cet instrument m’a profondément marqué. Dès le lendemain, je me suis glissé discrètement dans cette petite salle et j’ai joué chaque fût, chaque cymbale en collant l’oreille pour entendre au-delà de la dernière vibration. J’ai rapidement trouvé d’autres jeunes musiciens pour jouer du rock et des reprises des morceaux qu’on écoutait à l’époque, jusqu’au jour où j’ai découvert les premiers albums de Weather Report, les disque Blue Note avec Wayne Shorter, les albums Impulse de Coltrane, Miles Davis… L’impact a été si puissant qu’il a complètement transformé ma vie.
Batterie
La batterie est un instrument fascinant et complexe. Un univers à elle seule ! Elle relie la pulsation du cœur humain au souffle du monde. Quand on s’assoit derrière un drumset, on n’est plus seulement musicien, on devient architecte du rythme, sculpteur du temps. Chaque élément forme un vocabulaire sonore infini, un langage que l’on apprend à écouter avant de parler. C’est un défi passionnant de la maitriser. Mais il ne faut jamais oublier l’essentiel : la musique. En se concentrant sur la technique, on peut parfois perdre de vue l’aspect musical et l’émotion qu’elle peut transmettre. Derrière chaque frappe, il doit y avoir une intention, une émotion. C’est ce qui me touche et que j’essaie humblement de transmettre.
La fonction du batteur dans un orchestre, et particulièrement dans un orchestre de jazz, dépasse le simple « maintien du tempo ». C’est bien plus que ça ! Le batteur respire avec le groupe, il façonne l’air autour de la musique. C’est un peu comme un pilote dans le cockpit. Devant lui, une multitude de commandes, de lumières, de leviers. Chaque geste peut modifier le climat du vol, l’altitude de l’énergie, la direction du morceau. Parfois il stabilise, parfois il fait plonger ou décoller tout l’ensemble. Le batteur, c’est celui qui fait voler la musique !
On m’a souvent collé des étiquettes. Batteur coloriste, percussionniste, ou autre. Honnêtement, ça me fait sourire. Je comprends que les gens cherchent à mettre des mots, mais au fond, je suis batteur, tout simplement. C’est l’instrument que je pratique depuis toujours et c’est à travers lui que j’ai construit ma relation à la musique.
Si j’explore d’autres sons, d’autres cultures, c’est parce que la batterie m’a toujours ouvert à ça. À la curiosité, à la couleur, à la diversité. Mais ça ne change pas ma nature profonde.
Les batteurs contemporains, eux aussi, écoutent, dialoguent, peignent avec des sons. Ils gardent le cœur rythmique, bien sûr, mais ils ouvrent en même temps la palette expressive de l’instrument.
Papa Jo Jones, Max Roach, Elvin Jones…
Les premiers échos de ma batterie viennent des légendes : Papa Jo Jones, Max Roach, Tony Williams, Elvin Jones. Ces maîtres ont tracé les lignes de mon langage dès mes débuts. Puis, avec le temps, d’autres générations de batteurs sont venues élargir ma vision : Jack DeJohnette, Paul Motian, ainsi que des figures européenness comme Daniel Humair ou Paul Lovens. Au-delà du jazz, ma curiosité m’a plongé profondément dans d’autres mondes sonores. J’ai pratiqué et enseigné au C.N.S.M. la musique indienne, exploré les rythmes du flamenco et intégré des percussions traditionnelles dans mon set de batterie.
Pourtant, au-delà de toutes ces voix gravées dans le temps, ce sont les musiciens avec qui je joue aujourd’hui qui résonnent le plus fort en moi. Chaque scène partagée est une rencontre vivante, un échange où l’on apprend autant des silences que des sons.
Max Roach a été l’une de mes premières découvertes et j’éprouve pour lui un amour inconditionnel. Dans les instants de doute, c’est vers lui que je me tourne. Sa musique, tel un souffle, me redonne vie, m’inspire à nouveau et me rappelle pourquoi je continue.
En 1980, au Festival de Jazz de Madrid, Max Roach se produisait avec M’Boom en première partie, suivi de l’Art Ensemble of Chicago. Mais ni ses musiciens ni son matériel n’étaient arrivés à cause de la neige. Seul sur scène, il a improvisé un solo magistral. C’est là que j’ai entendu pour la première fois en live ce son unique !
Je l’ai ensuite vu régulièrement en solo à Paris dans les années 80 et début 90. C’est lui qui a semé en moi l’idée que je pourrais un jour jouer en solo de batterie. Mon troisième disque en solo 40 Springs in Paris en témoigne aujourd’hui.
Et puis, un jour au Festival de La Havane, en 1998, où j’ai joué avec Chano Dominguez, j’ai vécu une rencontre décisive avec lui. Au programme, Jack DeJohnette et Max Roach en solo. Je l’ai vu en coulisses, observant DeJohnette avec attention. Impossible de résister, je me suis approché, je lui ai dit combien toute son œuvre comptait pour moi, pour la musique. J’avais l’impression de parler à un grand-père. Il a été très touché. Puis il est sorti faire son solo, accueilli par une ovation extraordinaire. Pendant son concert, je l’ai vu en train de me regarder en coulisses, du coin de l’œil. Ce fut un instant d’émotion pure.
Alicante – Paris
J’ai quitté Alicante parce que dans les années 80, la scène jazz en Espagne était encore en développement, avec quelques rares musiciens éparpillés, principalement à Madrid et Barcelone. Il est important de se rendre compte de l’isolement culturel et l’impact du franquisme sur la musique, afin de comprendre comment l’Espagne a évolué musicalement, après des décennies d’isolement.
Je jouais déjà à Alicante depuis une bonne dizaine d’années et j’étais conscient des possibilités en France. J’avais eu entre mes mains des revues de jazz publiées en France, je savais qu’il y avait beaucoup de musiciens, et notamment des musiciens américains qui était installés à Paris, de nombreux festivals. C’était donc le moment idéal pour tenter l’aventure.
En tant que jeune musicien arrivé à Paris en 1985, j’ai vu la ville comme une vaste scène où chaque coin de rue résonnait d’opportunités et de rencontres. Pour le jeune Alicantino qui avait quitté son pays et sa famille, Paris était un mélange de mystère et de promesses. À mon arrivé, j’étais plein d’espoir et d’enthousiasme. Cependant, j’ai découvert que le chemin était plus complexe et semé d’obstacles que ce à quoi je m’attendais, particulièrement au début de mon parcours. Pourtant, les sentiers de la musique, tout comme ceux de l’art, n’offrent aucun chemin tracé d’avance. Le succès ne réside pas seulement dans l’accomplissement d’un rêve, mais dans la profondeur du voyage.
En cinquante ans de musique, je pourrais évoquer mille rencontres, des scènes partagées, des moments rares vécus avec de nombreux musiciens remarquables, mais ce qui me touche, ce sont ces instants suspendus où tout s’accorde : une respiration commune, un regard, un silence chargé d’écoute. La musique n’est pas un palmarès, c’est un dialogue éphémère qui, parfois, relie les êtres d’une manière qu’aucune parole ne saurait décrire.
L’O.N.J. & Barry Guy
Il y a eu, au cours des années 1997- 2000, mon expérience au sein de l’Orchestre National de Jazz. L’orchestre du passage au XXIème siècle ! Quelle aventure ! Trois ans avec l’Orchestre National de Jazz de mon Ami Didier Levallet. Trois disques, des concerts aux quatre coins du monde, et une aventure humaine d’une intensité rare avec de musiciens formidables. Un vrai labyrinthe de sons, d’émotions et de rencontres. Une aventure qui m’habite encore. Merci à Didier de m’avoir ouvert cette porte.
Une autre rencontre importante, c’est celle avec le conhtrebassiste Barry Guy. Avec Barry Guy, et depuis notre premier enregistrement en trio avec Agusti Fernandez, Aurora, en 2006, on n’a pas cessé de jouer ensemble dans toute sortes de formations, du duo au grand orchestre « The Blue Shroud ». On a enregistré une bonne vingtaine de CDs, c’est le musicien avec lequel j’ai le plus enregistré dans ma vie. Un parcours rare, et au fil de années notre complicité s’est profondément renforcée.
C’est fabuleux de pouvoir également faire partie des grandes formations de Barry ! La musique est magnifique et l’équilibre entre une écriture très exigeante et l’improvisation est vraiment rare et précieux. Et en ce qui concerne les musiciens, nous sommes quatorze membres venus d’une dizaine de nationalités différentes, et nous formons véritablement une grande famille, pleine de bienveillance. C’est sans doute l’une des expériences les plus enrichissantes et les plus gratifiantes de ma carrière.
Barry est vraiment extraordinaire, un musicien unique et un ami précieux.
Il y a eu aussi le trio avec Joachim Kühn et Majjid Bekkas. C’est une histoire de musique, bien sûr, mais avant tout une histoire humaine. On venait de mondes très différents. Trois univers, trois histoires, trois cultures. Un ovni-entouré-de-nuages-de-fumée/légende vivante du jazz européen, un gnaoua transe/terre/sagesse et un alicantino camaronero/lorquiano. Pourtant, une seule respiration. Une conversation entre les continents. Pendant vingt ans, on a tout partagé. Les scènes, les voyages, l’amitié. Cinq disques, un film à travers le Sahara, et surtout des centaines de concerts partout dans le monde. C’était plus qu’un trio. Une folie magnifique, une aventure humaine et sonore qui nous a dépassés.
40 Springs in Paris
Pour moi, les solos sont de moments d’intimité profonde avec ma batterie. C’est un espace où je peux explorer librement la résonance et la texture de la batterie, une quête d’expression pure et authentique.
En comparaison avec mes deux premiers solos, (Eleven Drums Songs1998 et Swinging with Doors 2007, tous les deux apparus sur le label Leo Records), le dernier 40 Springs in Paris chez RogueArt, reflète à la fois une évolution naturelle de ma technique et de ma musique sur les vingt ans qui séparent les deux enregistrements, mais également, une quête de simplicité et d’authenticité pour toucher l’auditeur de manière plus profonde et sincère. En fin de compte, cette quête n’était pas consciemment planifiée. L’enregistrement était avant tout un instant d’improvisation.
Je me suis retrouvé en studio à Barcelone pour l’enregistrement du trio « Ephemeral Shapes » 2024, sur le label polonais Fundacja Sluchaj, avec Ivo Perelman et Aruan Ortiz. Le lendemain de cette séance, j’ai réservé le studio trois heures, vu que la batterie était installée et le merveilleux ingénieur du son Ferran Conangla était disponible. Le disque, totalement improvisé, a ainsi vu le jour.
Le solo de batterie ne se limite pas à une simple photo d’un instant. C’est le miroir d’une longue aventure musicale, marquée par des décennies de passion. En près de cinquante ans de carrière, je n’ai enregistré que trois solos, ce qui équivaut à une prise de parole tous les quinze ans. Chaque nouvelle œuvre traduit un besoin profond, une étape de ma démarche artistique, une quête de sens qui m’habite. Peut-être est-ce le dernier.
Avec le temps, je cherche à mettre plus de lumière, plus de transparence dans mon jeu. J’écoute mes anciens enregistrements avec exigence, mais aussi avec bienveillance. Le son change, la respiration s’ouvre, et j’ai le sentiment d’avancer dans la bonne direction.
Musique et peinture
Dans mon parcours artistique, la peinture n’est pas une nouveauté, mais plutôt une extension naturelle de mes expériences artistiques. Ayant été immergé dans l’univers de la photographie dès mon enfance, grâce à mon père et à mon grand-père qui étaient photographes, j’ai toujours nourri un profond respect et une curiosité pour les arts visuels. Contrairement à la musique, partagée avec d’autres musiciens et nourrie par l’écoute réciproque, la peinture m’offre une solitude plus introspective. Elle demande patience, observation, un rapport presque méditatif au temps. Pourtant, dans les deux cas, il s’agit d’un même élan créatif. Chercher l’équilibre, capter l’énergie du moment, faire vibrer ce que l’on ressent pour le rendre visible ou audible. Autrefois, ma vie était entièrement dédiée à la musique, mais depuis vingt ans j’ai trouvé un équilibre. Quand je ne suis pas sur scène, je consacre tout mon temps à l’atelier. La peinture est devenu ma deuxième vie !
Disque 40 Springs in Paris de Ramon Lopez est sorti sous le label Rogueart.
©Photo Header Ivan Mahieu



















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