L’histoire du jazz azerbaïdjanais, longue de 90 ans déjà, remonte quasiment aux premiers enregistrements du jazz. Le premier groupe de jazz du pays, baptisé Eastern Jazz Band et dont le chanteur était le ténor Huseyngulu Sarabski (arrière-grand-père du pianiste Isfar Sarabski, l’un des chefs de file du jazz contemporain) s’est produit dans toute l’Union Soviétique.
Du temps de l’URSS, l’attitude du régime envers le jazz dépend d’un climat politique que l’on peut qualifier de volatile. Si cette forme de musique a bien connu son essor aux États-Unis, elle est le produit de la création des peuples défavorisés et opprimés du « melting pot » américain. Il n’est donc pas toujours évident pour les musiciens de jazz de jouer leur musique au grand jour. Malgré cela, des compositeurs et musiciens azerbaïdjanais tels que Niyazi et Tofiq Guliyev parviennent à transposer des séquences d’accords provenant du jazz et à en faire de la musique symphonique. La perception du jazz évolue à la mort de Staline, en 1953, et se libère franchement quand un grand amateur de jazz nommé Leonid Brejnev devient président du Soviet suprême.
Dans les années 1950, des musiciens de jazz de toute l’Union Soviétique et du bloc de l’Est se bousculent pour jouer à Bakou
La musique nationale de l’Azerbaïdjan est le mugham. Si la structure harmonique, les mesures et les gammes de cette forme musicale sont très différentes de la musique occidentale, elle présente toutefois des points communs avec le jazz, par la présence –– par exemple – de passages joués par tous les musiciens au début et à la fin de chaque morceau, et d’espaces pendant lesquels ils ont la liberté d’improviser à partir des accords et des mélodies. Ce haut niveau d’improvisation et d’interprétation personnelle fait de Bakou une ville de plus en plus réceptive au jazz, si bien que dans les années 1950, des musiciens de jazz de toute l’Union Soviétique et du bloc de l’Est se bousculent pour jouer à Bakou, qui prend le titre informel de Capitale du jazz de l’Union Soviétique. Des musiciens comme Parviz Rustambeyov (alias le « Benny Goodman soviétique ») viennent y épanouir leur talent.
La montée en puissance du jazz modal post-bop dans les États-Unis des années 1950 et 1960 par des pointures comme Miles Davis, Bill Evans et Ahmad Jamal ouvrent la voie à une révolution musicale propre à l’Azerbaïdjan. Prenant appui sur le mugham azerbaïdjanais, des pianistes de formation classique et des compositeurs tels que Rafiq Babayev et Vagif Mustafazdeh opèrent une synthèse entre le mugham et le jazz modal pour aboutir à une forme d’ethno-jazz, baptisée « jazz-mugham ». Souvent jouée par des trios de jazz classiques (piano, contrebasse et batterie), l’œuvre de Vagif Mustafazadeh est très remarquée, notamment en raison d’une approche résolument foisonnante du jeu de piano. De celui que l’on surnomme « le père du jazz azerbaïdjanais », le trompettiste Dizzy Gillespie dira qu’il a créé « la musique du futur ».
Le guitariste de blues B.B. King ira même plus loin : « On dit de moi que je suis le roi du blues, mais si j’étais aussi bon que [lui] au piano, je n’hésiterai pas à m’appeler Dieu. »
Malgré son décès précoce à 39 ans, l’influence de Vagif Mustafazadeh ne saurait être sous-estimée. Presque tous les musiciens de jazz azerbaïdjanais lui doivent quelque chose, à commencer par le jeune Isbar Sarabski, lauréat du Prix de Jazz Piano Solo au Festival de Jazz de Montreux de 2009, qui interprète régulièrement son morceau, March, pendant ses concerts.
Emil Afrasiyab a entrepris sa propre transcription du Concerto pour piano de Vagif, et sa propre fille Aziza Mustafazadeh a poussé le concept du jazz-mugham encore plus loin, en adoptant une approche mystique dans ses propres compositions, souvent enrichies par son chant en scat aux fortes accents de khanande.
Pour sa part, l’époustouflant Shahin Novrasli se produit souvent avec ses frères sur plusieurs instruments nationaux (le tar et le kamânche) pour aboutir à la création d’un mélange de jazz, de mugham, d’Orient et d’Occident.
Autre pianiste, Amina Figarova présente un profil différent basé sur le free jazz et mène sa carrière aux Pays-Bas et aux États-Unis. Plus récemment encore, Elchin Shirinov, issu pour sa part de la musique populaire et folklorique, a multiplié les improvisations sur les thèmes populaires classiques de l’Azerbaïdjan, avec des compositions constituées de microtons et d’harmonies orientales du mugham.
Bakou a accueilli son premier festival de jazz en 1969 (devenu le Festival International de Jazz de Bakou, organisé chaque année), sous l’impulsion du saxophoniste Rain Sultanov, qui a su y attirer les plus grands talents mondiaux, dont Billy Cobham, feu Joe Zawinul, Charles Lloyd et Stanley Clarke, qui partageaient l’affiche avec les plus grands talents de l’Azerbaïdjan et du monde post-soviétique. De telles rencontres ont eu un impact sur le jazz azerbaïdjanais : les œuvres d’Isfar Sarasbki Isfar et d’Elchin Shirinov, pour ne citer qu’eux, sont truffées de répétitions de thèmes « funky », tandis que le travail de Salman Gambarov s’inscrit en revanche clairement dans la catégorie de la fusion jazz-rock. Le saxophoniste ténor Rain Sultanov suit quant à lui une voie bien distincte, avec une fusion de l’œuvre d’un Michael Brecker avec le mugham, la musique classique et l’instrumentation et les harmonies de la « world music ».
Avec un club de jazz en plein centre de Bakou et pléthore de musiciens de haute volée, le jazz azerbaïdjanais est plus dynamique et bien-portant que jamais.
par Neil Watson, rédacteur en chef de TEAS MAGAZINE
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