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À l’occasion de la sortie du guide-annuaire « Jazz de France* »,  j’avais souhaité en 2010 en guise d’introduction, enrichir sa 6e édition d’une enquête inédite. Nous avions interrogé une centaine d’acteurs majeurs de la vie du jazz : musiciens (16 réponses), journalistes (21), photographes (4), responsables de festival ou de club (12), agents et tourneurs (10), producteurs phonographiques (6), musicologues et universitaires (3), directeurs d’école de jazz (3), ingénieurs du son (2). Nous leur avons demandé de répondre en toute liberté (mais dans la contrainte, pas toujours respectée, d’un ou deux feuillets) à cette question faussement simple : pourquoi le jazz ?

À notre grande surprise, 77 acteurs sur 100 ont répondu à « cette drôle de question » volontairement ouverte, tout à la fois naïve, vaine, évidente, saugrenue, essentielle, stupide, pertinente, impossible. Finalement « parfaite » pour reprendre l’adjectif suggéré par Francis Marmande. Preuve était donc faite que la question était bonne. En lançant ainsi au hasard une telle bouteille à la mer nous avons touché juste. Au point très sensible de la naissance d’une passion. « Body and soul ».

Première conclusion :

quand on interroge les « acteurs du jazz », c’est-à-dire tous ceux qui participent par leur engagement de vie à la promotion, transmission, production et diffusion de cette musique aujourd’hui centenaire et toujours juvénile, on ne reçoit que des réponses d’amoureux. Oui, le jazz est bien une histoire d’amour. Parfois, pour les plus anciens, les souvenirs remontent aux années 1950 et 1960, mais jamais l’émotion ne s’est émoussée. Ce qui est remarquable dans toutes ces réponses, c’est la ferveur et l’ardeur que le sujet suscite. Autre bonne surprise : qu’ils soient musiciens, hommes de radio, journalistes de presse écrite, agents, patrons de club ou de festival, responsables de label, ces « entremetteurs » ont tous bien du talent quand ils disent leur passion pour cette musique-là !

Pourquoi le jazz ?

Antoine Hervé emprunte sa réponse à Soulages : « La seule réponse, incluant les raisons ignorées, tapies au plus obscur de nous-mêmes et des pouvoirs de la {musique}, c’est PARCE QUE !!!!!!!!! ». Et Diego Imbert d’enfoncer le clou : « Parce qu’il ne peut pas en être autrement. » « Parce que je n’ai pas eu le choix » (Philippe Ochem).

Bien sûr. « Discute-t-on la réalité d’un volcan, d’un océan ? s’interroge Francis Hofstein. Explique-t-on l’évidence d’une existence ? » Certes ! Sans doute ! Mais insistons : pourquoi donc le jazz ? La question, nous le savions en la posant, est perdement ambiguë. Elle renvoie à la cause, mais à laquelle ? On sait depuis Aristote (comme nous le rappelle Philippe Méziat dans sa belle réponse) qu’il y a la cause efficiente (« à cause de quoi le jazz ? », « qu’est-ce qui explique son apparition improbable au début du XXe ? »), mais aussi la cause finale (« pour quoi faire ? », « à quelle fin ? »). Nous oublierons les deux autres causes, la matérielle et la formelle, quelque peu hors sujet. Quoique !

Pour ce qui concerne la cause finale, Philippe Ghielmetti répond laconiquement : « pour Vivre ! ». « Et donc pour ne pas mourir » renchérit Pascal Bussy. « Parce qu’il m’a permis de changer de vie » confesse Frédéric Charbaut. Bien sûr, le jazz ne sert à rien. Il est inutile et pourtant indispensable : « Parce que le jazz est une raison de vivre » (Sébastien Vidal). « Parce qu’il est bien plus que de la musique, avoue Jean-Louis Wiart. C’est une manière de voir, de respirer, d’appréhender la vie. On parle à juste raison de jazz attitude ». Guy Le Querrec la dénit : « Être jazz, c’est avant tout une manière de vivre, de se promener sur le fil du hasard pour attraper une étoile filante. » Et Philippe Méziat de conclure : « À cause d’un je ne sais quoi et pour presque rien ».

Quant à la cause efficiente, le philosophe Christian Béthune prévient : « Que le jazz fut sans “pourquoi” explique la génèse scandaleuse de son apparition aux oreilles de l’Occident qui n’en sont toujours pas revenues. » Quelques rares téméraires se sont quand même essayé à esquisser une réponse : « Parce que le jazz est né d’un accident collectif et d’un miracle métissé : La Nouvelle-Orléans » (Gilles Anquetil). « Le jazz fait partie de ces musiques dites “de métissage” qui sont nées à l’articulation des XIXe et XXe siècles dans le prolongement des épisodes de colonisation du continent américain » (Philippe Méziat).

Archie Shepp ©Jean-François Grossin

Mais il est une autre cause qu’Aristote avait oubliée :

la cause existentielle, contingente, imprévisible, celle qui transforme magiquement le hasard en nécessité. « J’ai été là, dit Jacques Bisceglia, au bon endroit, au bon moment. Tout simplement. » Nous ne doutions pas, avouons-le, qu’en posant une telle question beaucoup répondraient : « pourquoi le jazz est entré dans ma vie pour la bousculer de fond en comble ? ». Cela n’a pas manqué. Et c’est tant mieux. C’est ce que nous souhaitions. À savoir que chacun de tous ces passionnés se livre en répondant à cette double interrogation furieusement personnelle cachée dans la question : « quand ai-je découvert le jazz ?» et « pourquoi en suis-je là ? ».

Il y a quelque chose du ravissement dans la découverte du jazz.

Il y a toujours l’étincelle primordiale qui allume le feu. L’instant de la révélation. « Le jazz comme une évidence, une métaphore de la vie » (Vincent Cotro), « une sorte d’évidence, ajoute Béthune, qui n‘exigeait pas qu’on l’interroge ». Au départ, le plus souvent à l’adolescence, par l’intermédiaire d’un disque, un concert, une émission de radio ou de télé, il y a le choc initial, imprévu, « la » rencontre décisive qui ouvre soudainement les portes d’un autre monde possible. C’est comme « un coup de foudre » (Laurent de Wilde), « un coup de poing à l’estomac » (Jean-Yves Chapperon), « un premier jab du gauche » (Francis Le Bras, grand amateur de boxe thaï).

Qui sont les coupables ?

Ils sont nombreux. « C’est la faute à Monk » dénonce Bernard Aimé, ce que confirme Paul Benkimoun. Mais c’est aussi « la faute à Duke (Claude Carrière), Dizzy (Jean-Paul Ricard), Oscar (Laurent de Wilde), Lester (Jean-Yves Chapperon), Coltrane (Patrick Schuster, Armand Meignan), Freddie Hubbard (Frédéric Goaty), Wayne Shorter (Vincent Mahey) ou Professor Longhair à la Grande Parade de Nice (Pierre Bertrand).

À cause d’eux et de beaucoup d’autres, le mal est fait. On est devenu définitivement accro à cette musique. On ne peut plus s’en passer. « Le jazz est une drogue dure » (cette même formule est employée par Diego Imbert et Pierre Christophe), « une douce et sublime addiction » (Armand Meignan). Mais, nous rassure Ludovic Tournès, « un petit jazz vaut plus que le whisky, le café, les cigarettes et le rail de coke réunis. Le développement durable avant la lettre, en quelque sorte. »

Guillaume de Chassy ©Philippe Colliot

Insistons encore. Mais pourquoi le jazz précisément ? « Parce qu’il rend tangible l’utopie démocratique » (Guillaume de Chassy). « Parce que c’est la démocratie en action » (Alex Dutilh). Cette dimension politique est très présente dans de nombreuses réponses pour défendre et illustrer cette musique « intelligente, tolérante et généreuse », ouverte au carrefour de toutes les autres. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup mettent en avant les trois valeurs cardinales de la République française. « La liberté, l’égalité et la fraternité ».

Une société rêvée en quelque sorte, le jazz ?

Oui, mais comment rêver en restant éveillé ? « Cette équation, les musiciens de jazz la résolvent en permanence. C’est leur secret, c’est notre bonheur » (Jean-Louis Lemarchand).

La liberté,

…d’abord. Le mot revient dans toutes les réponses « Je ne sais pas quoi dire, dit Éric Le Lann, excepté que le jazz est synonyme de liberté. » « Parce que la liberté est et sera toujours le moteur essentiel de la vie » ajoute Andy Emler. « Pour la liberté, contre l’oppression » conclut Henri Texier. En aimant passionnément le jazz, tous ont choisi « d’épouser la rigueur exigeante de sa liberté » (Francis Hofstein), « une liberté vécue, conquise de haute lutte » (Alex Dutilh).

L’égalité,

…ensuite. Même si cette musique est « absolument hiérarchique (chaque musicien sait qui sont les meilleurs) et absolument démocratique (on ne peut être meilleur qu’à plusieurs) » (Michel Contat), elle reste absolument égalitaire « au sens où le soutien du rythme est aussi précieux que le funambule de la mélodie ou l’architecte de l’harmonie » (Alex Dutilh).

La fraternité,

…enfin « Le jazz me permet de fraterniser avec d’autres affamés de musique comme moi » (Guillaume de Chassy).

Le monde du jazz est reconnu par beaucoup comme un univers joyeux et chaleureux, « un milieu dans lequel je me sens bien » (François Peyratout), « une nouvelle famille, ma vraie maison » (Martine Palmé).

En découvrant le jazz, Laurent de Wilde confesse qu’il a eu « l’impression de trouver un nouveau chez-moi ».

À vous, maintenant, de lire les 77 réponses. Elles sont toutes personnelles, sincères, enflammées, intensément vécues. Comme dans le jazz, personne ne triche. Nous laisserons à Xavier Felgeyrolles le soin de conclure : « Le jazz est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser. Le jazz vient, s’en va, puis il revient, tu crois le tenir, il t’évite, tu crois l’éviter, il te tient. Le jazz est enfant de Bohème certes, mais il connaît des lois! Si tu l’aimes trop, prends garde à toi… En un mot, le jazz sans passion, à quoi bon ? »

Mais, au fait, vous, oui vous, lecteur de ce focus, vous n’échapperez pas à la question : pourquoi le jazz ? À vous de jouer !

Pascal Anquetil          

         Chronique de Boris Vian

POURQUOI LE JAZZ ?

1) Les Musiciens

Ça ne triche pas le jazz, ça n’est pas à la mode, mais c’est devenu une école incontournable de la prise d’initiative en musique.
Comme l’a dit Soulages : La seule réponse, incluant les raisons ignorées, tapies au plus obscur de nous-mêmes et des pouvoirs de la {musique}, c’est PARCE QUE !!!!!!!!!!!!!!!!

Antoine Hervé, pianiste

Henri Texier ©Patrick Martineau

Pour la liberté, contre l’oppression.
Pour la vie, contre la mort.
Pour l’élégance, contre la vulgarité.
Pour la sensualité, contre la sécheresse.
Pour la justice, contre la brutalité et le mépris.

Je ne sais pas quoi dire excepté que le jazz est synonyme de liberté.

Henri Texier, contrebassiste

Eric Le Lann ©Philippe Colliot

Je ne sais pas quoi dire excepté que le jazz est synonyme de liberté.  Et quoi de plus important ????

Éric Le Lann, trompettiste

Je me suis souvent posé la question. Rien dans mon environnement familial et culturel ne m’a poussé dans cette direction ou même exposé à cette musique. J’ai ni par admettre que quelque part dans le cosmos, une entité se dévouait entièrement à donner des passions aux hommes qu’ils ne choisissaient pas.

J’ai une copine qui est jardinière et sa lle, depuis l’âge de six ans, veut faire du patin à glace. Ma copine déteste le patin à glace, en plus il lui faut se lever à 5 h 30 pour emmener sa lle à l’entraînement avant l’école, mais un jour la petite a vu du patin à la télé et, depuis, elle ne veut faire que ça. Ça fait déjà cinq ans et elle adore toujours ça. J’ai vu l’année dernière en Géorgie un môme de 14 ans qui jouait du piano jazz comme un musicien accompli, c’était extraordinaire de voir ça, il venait de la banlieue de Tbilissi et il parlait le jazz comme une langue vivante, fluide et spontanée, je me suis dit : com- ment expliquer que ce môme joue aussi brillamment ?

En fait je pense que tous les enfants du monde naissent avec un don et une sensibilité par- ticulière à une activité créatrice : danse, peinture, musique, littérature, théâtre, bien sûr, mais aussi ébénisterie, patin à glace ou pâtisserie ! Après ça, ce don évolue ou non en passion… En tout cas, je me souviens très bien du premier disque de jazz que j’ai entendu, « Exclusively for my Friends » du trio d’Oscar Peterson, je devais avoir 12 ans, et ça a été vraiment comme un coup de foudre, comme avec une femme. J’ai trouvé que cette musique était la plus belle, la plus classe, la plus joyeuse, la plus triste, la plus swinguante que j’avais jamais entendue. Tout de suite, ça m’a parlé et j’ai eu l’impression d’avoir trouvé un nouveau chez-moi. Et j’y habite encore !

Laurent de Wilde, pianiste

Laurent de Wilde ©Philippe Colliot

La seule prose qui me vienne à l’esprit après moult réflexions est : parce que « la liberté » est et sera toujours le moteur essentiel de la vie.

Andy Emler, pianiste et leader du MegaOctet

Toujours cette même question, le pourquoi de la chose. Réponse, en résumé : la calorication du temps. Celui-là, justement, il s’agit de le réchauffer : « Hot Time » oblige. Mais, attention, surtout pas en vue de le ragaillardir, de le redynamiser. Tout le contraire. Le temps est une bien grande cage pour une bien petite mouche, me rappelait l’autre soir, dans quelque rêve, mon ami Leibnitz. Il voulait simplement et, sans tambour ni trompette, me remettre en mémoire que le temps n’a aucune réalité absolue et que le jazz est justement là, fort à propos, pour nous le rappeler.

Pourquoi chauffer le temps? C’est la bonne question. Pour être à même de le déchirer (Ragtime) : le déchirement, la fracture, la brisure, la désunion sont aussi dans le coup. Et, par dessus le marché, la distanciation d’avec toute tentative de centration. Sortir, surtout, de ces illusoires et trompeuses conceptions qui persistent à envahir nos universités franchouillardes en ignorant jusqu’à l’existence des « offbeats » et des « swing points ». Les guillemets ont ici pour fonction de protéger cet extraordinaire espace de liberté indispensable au swing. S’il est encore possible d’employer un tel gros mot. Pour les Français, la pénultième est morte. Les poètes, bien entendu, comme toujours, étaient les premiers à être au vent de l’affaire.

Pourquoi le jazz, encore ?

Pour capter des forces plutôt que d’inventer des formes. Cela, Deleuze l’avait bien compris. Même si c’est après quelques autres. Ou, encore, pour rechercher le vide qui donne naissance à la beauté du monde. Et ce, en attendant de tutoyer les nouvelles nano-chronologies. Mais, j’y pense, pour la suite, mieux vaudrait vous reporter à l’édition de mes œuvres complètes. Il y a tellement à dire sur ce sujet.

Jean-Louis Chautemps, saxophoniste

Médéric Collignon ©Photo Jean-François Grossin

Voici donc ce qui est sorti ce matin de ma tête d’ampoule :
Pourquoi le jazz ? Parce que quand j’écoute Haydn avec ma chérie, son beau minois est tout à coup remplacé par une grimace de douleur qui me confirme que j’ai bien fait de changer d’outil d’expression… et parce que c’est une musique d’individus, d’échanges, de performances, de pulsions, d’impulsions, d’allusions, d’illusions; une mixture, un chaos organisé, une orgie nucléaire, une rivière de « soi ».

Médéric Collignon

Pour devenir riche et célèbre…
Le jazz parce que l’interaction, la conversation, la confrontation des points de vue. Le jazz parce que je m’ennuie vite si je répète trop souvent la même chose. Le jazz pour le danger qui va avec, parce que c’est une musique qui célèbre l’instant et qu’être heureux c’est peut-être justement célébrer l’instant, oublier ce qu’il y avait avant et ne pas se soucier de ce qui vient par la suite. C’est peut-être cette célébration qui rend heureux les gens qui nous écoutent.
Le jazz aussi parce qu’il se marie bien avec tout un tas d’autres choses qui me passionnent, d’autres musiques, d’autres formes artistiques.
Le jazz est un peu libertin, il couche volontiers et en ressort souvent grandi. Ce n’est pas une forme de musique pure, c’est un mélange par essence. Cela laisse la place pour de nouveaux ingrédients, au fur et à mesure que l’on en découvre.
Le jazz aussi parce que ce n’est jamais ni. Aujourd’hui, j’ai acheté des disques de Giuffre, Ellington, Milt Jackson, Lionel Hampton, Bob Cooper. Là-dedans il y a encore des trésors à découvrir, des plateformes pour décoller vers des ailleurs à inventer. Le jazz doit être libre de se tromper, de faire fausse route, le monde du jazz doit accepter cela parce que le public, lui, est prêt à vivre cette grande aventure avec nous, aller avec ses propres balises vers de nouveaux hasards. Il ne faut pas sous-estimer ceux que l’on appelle parfois les « gens ». L’instant célébré pour ce qu’il apporte de surprises de toutes sortes, bonnes ou mauvaises peu importe, c’est le jeu… Le jazz parce qu’il nous maintient en éveil, on en a tous besoin.

Daniel Yvinec

J’ai été frappé par le jazz en 1977, j’avais 5 ans, c’était à la grande parade du jazz de Nice. J’y vis l’orchestre de Professor Longhair et je ressentis aussitôt un profond attrait pour le saxophone. Le jazz constitue ce que qui m’a donné la passion pour la musique en général, l’étincelle initiale !

« Pourquoi le jazz ? »

Impossible de répondre à cette question, car il est inscrit tellement profondément dans ma vie, il est de l’ordre de la passion, de l’inexplicable, du vital. Je dirais donc « parce que ! ».

En revanche, « ce que la jazz est devenu pour moi »,

…est une question à laquelle je peux essayer de donner un début de réponse. Avec le peu de recul que j’ai, je dirais que le jazz est pour moi une porte à la croisée des chemins entre « le monde des musiques traditionnelles » – terriennes, très savantes sur le rythme, très attachées au ressenti du rythme, et donc très liées à la danse – et la musique savante occidentale où le travail sur les sons eux- mêmes (harmonie, contrepoint, orchestration, composition…) est allé très loin.

Le jazz constitue une sorte de port d’attache duquel je pars en voyage constamment, et dans lequel je fais souvent escale.
Au final, ce que je recherche dans la musique c’est de retrouver aussi souvent que possible l’émotion qui m’a donné initialement l’amour de la musique, et le jazz y est « plus que » pour quelque chose.

Pierre Bertrand, saxophoniste

Pierre de Bethmann ©Philippe Colliot

Pourquoi le jazz ? En voilà une question ! Inutile ou essentielle ? A balayer d’emblée parce qu’on a vraiment autre chose à faire, ou à traiter enfin parce qu’on sent que le jeu en vaut vraiment la chandelle ? Prise de tête d’intello Parisien ou vrai sujet ?

Premier dilemme, prévisible bien sûr… Un cran plus loin, car on se pique inévitablement de jouer le jeu, on pense à sa propre histoire, que l’on romance encore un peu plus pour l’occasion, puis à la grande Histoire qu’on a lue et écoutée (ou l’inverse), et l’on se dit qu’on ne peut toujours pas trancher entre le hasard et la nécessité.

Deuxième dilemme, vieux comme le monde… Alors on se regarde vraiment le nombril, et l’on reconnaît qu’on est aussi passionné par la question (qui ressemble furieusement à « pourquoi en suis-je là ? »), que désireux de la reporter à un lendemain (au moins un peu) plus chantant.

Troisième dilemme, qui à ce stade n’en est plus vraiment un, car de guerre lasse on se dit surtout que c’est très bien ainsi.

Et c’est peut-être pour ça, le jazz : pour la volupté que l’on ressent dans ce permanent aller-retour entre la volonté d’en savoir toujours plus pour espérer comprendre, et de ne jamais en savoir trop pour parvenir à jouer ; pour cette culture du doute consubstantiel à l’évidence, qui se construirait progressivement dans l’ineffable des mots qu’on lui associe (et parce que le swing, d’ailleurs…) et des sentiments qu’on éprouve à le vivre… et pour la joie que tout ce jeu d’équilibriste procure, une joie de l’entre-deux, quelque part entre l’émerveillement et la mélancolie, certainement légèrement désabusée quand même, mais dont on se réjouit in fine qu’elle se substitue aux idéaux plus ou moins formatés du bonheur. Ne serait-ce que parce qu’on ne parvient décidément plus à penser la grandeur sans la décadence.

Une esthétique du XX° siècle pour une éthique du XXI° en somme… n’est-il pas si bon d’y croire ?

Pierre de Bethmann, pianiste

Comme musicien, je crois que l’improvisation est une drogue dure. Une fois qu’on y a goûté, le plaisir toujours renouvelé de créer en direct et sans filet de nouvelles mélodies ou variations conduit à une addiction définitive. Pourtant comme toute addiction les effets négatifs sont nombreux. Le plus important est l’éternelle insatisfaction devant la réécoute de ses propres solos (sentiment partagé par la quasi-totalité de mes amis musiciens). Et pourtant la quête de cet impossible idéal (le solo parfait) continue jour après jour. Je laisse donc aux psychanalystes le soin d’affirmer si le musicien de jazz que je suis trouve le plaisir dans la souffrance.

Comme amateur de musique en revanche, l’écoute de grands jazzmen est toujours une source de joie et d’inspiration à égalité en ce qui me concerne avec la musique dite « classique » toutes époques confondues.

Pierre Christophe, pianiste

Le jazz est une question qui n’aime pas les réponses. Il résiste à toutes les définitions et nous rappelle que résister c’est créer et que créer, c’est aussi résister. Je ferai honneur à cette belle question en prohibant les parce que en toc qui définissent et tuent les belles questions. J’évoquerai plutôt des parce que en forme de points d’interrogation qui laissent les questions vivre !!!

Parce que Thelonious, Miles Davis, Sonny Rollins, Paul Motian, Bill Evans, Charlie Parker, Bud Powell, John Coltrane, Duke Ellington, Frank Sinatra, Bill Carrothers…

Parce que le monde est vaste, parce qu’Ils sont le monde et la chance de la Rencontre. Rencontre avec tous ces « Je » « so near so far ». L’œil des sons… Parce que c’est mon presque ailleurs… Parce que… « les nuages là-bas » (Baudelaire).

Parce qu’il est beau, multiple et nécessaire. Parce qu’il me transporte dans un monde meilleur et contribue à rendre le nôtre plus fréquentable. Parce qu’il me permet de cultiver mon jardin intérieur et d’en proposer la visite à toute heure.
Parce qu’il représente un choix de vie singulier : travailler dur pour avoir moins mais être plus. Parce qu’un métier qui repose sur l’émotion reçue et donnée constitue tout de même un privilège.

Parce que le jazz m’impose l’étude des maîtres tout comme la nécessité de m’en émanciper. Parce que c’est un viatique pour progresser sans cesse, tout en sachant le but inatteignable. Parce que cette perspective est, selon les jours, désespérante ou exaltante, mais qu’elle m’arrache à l’uniformité ambiante et me garantit contre l’ennui.

Parce que le jazz me permet de fraterniser avec d’autres affamés de musique, épris d’absolu ; que nous formons une sorte de communauté d’âmes.
Parce que, lorsqu’il est sincère et généreux, il réconcilie la maîtrise du langage et la liberté de parole, la science mathématique et l’expression du cœur, le raffinement et la sauvagerie, la discipline et la désinvolture. Parce qu’il fait jaillir la poésie de l’instant, qu’il consacre le fugace, la surprise, l’irrecommençable.

Parce qu’au sein d’un groupe, il exige tout autant l’affirmation de soi que la compréhension de l’autre.
Parce qu’il incite au cheminement collectif, au bouillonnement des idées dans le respect mutuel. Parce qu’il rend tangible l’utopie démocratique.

Parce qu’il est synonyme de ferveur et d’empathie. Parce qu’il représente la vie au risque de l’invention.

 Guillaume de Chassy, pianiste

Le jazz paie peut-être aujourd’hui le prix de sa propre ambiguïté.
La balance entre la recherche et le consensuel n’a jamais été aussi instable. Les situations perturbantes créent toujours une certaine fascination. Le jazz n’échappe pas à la règle d’être soumis, comme les autres musiques, à la pression de la loi du marché. Cette loi essaie d’appliquer les soi-disant formules pour que « ça marche ». Et parfois, « oui, ça marche » Mais à quel prix ? Ce jazz qui marche, celui que l’on voit « à la télé » renvoie une image nostalgique, stylistiquement sclérosée, parfois si agréable à l’oreille, mais à la première écoute seulement. C’est cette image qui provoque le désintérêt de tant d’auditeurs pour cette musique.

Le grand public ne connaît plus le jazz actuel, celui qui s’invente de nos jours, ce laboratoire vivant, toujours là, toujours en mouvement.

De cette méconnaissance, je ne m’inquiète guère. Je comprends bien qu’un jeune ne veuille pas écouter un passé remâché, rabâché, où tout lien avec sa propre vie est absent. Mais c’est malheureusement ce jazz-là que les médias lui servent à la télé. Le jazz est en gros labelisé « intellectuel », marginalisé économiquement et exclu médiatiquement.
Le jazz (au sens large) aujourd’hui est l’une des seules musiques (parfois le classique contemporain, rarement le pop et le rock, à part des phénomènes tels que Jeff Buckley et autres Radiohead, mais pratiquement jamais la variété) qui pour moi lie et relie mélodie, harmonie, rythme, pulsation et paroles, tous au même niveau, dans un contrepoint qui rend, malgré elle, la chose… politique. Miles Davis est un musicien politique au-delà même de la couleur, tel un James Baldwin en littérature. Un vrai artiste s’occupe de son art et essaie de l’améliorer en le communiquant.

David Line ©Photo Patrick Martineau

Beaucoup d’artistes populaires aujourd’hui font exactement en musique ce qu’ils reprochent à la politique : la mondialisation. L’excellence et l’éloquence sont des qualités qui ne sont plus marchandes. Elles ne font pas vendre. Elles ne font donc pas partie des éléments qui fabriquent notre être dans le miroir chaque matin. Pour l’instant il ne s’agit pas de juger. Je constate simplement.
Le jazz est l’une des seules musiques aujourd’hui où la maîtrise de l’instrument, sa technique et sa dextérité, cette excellence et éloquence, peuvent servir le langage du cœur. Pour devenir, être simplement cette langue vivante, cette parole vive. But what goes around comes around always ! Le jazz n’a jamais été  aussi vivant !

David Linx

Diego Imbert ©Photo Patrick Martineau

La première réponse qui me vient à l’esprit est : parce qu’il ne peut pas en être autrement, et que, quoiqu’il arrive, le jazz occupe une part importante dans ma vie, et ce, pour plusieurs raisons. La principale est qu’il y a toujours eu du jazz à la maison, et que cette musique est intimement liée à des souvenirs de ma vie personnelle. Le jazz a cette capacité à aider à développer un « univers intérieur », à façonner une image mentale en lien avec des émotions que l’on apprend à ressentir lorsque l’on entre dans le jazz et que l’on développe tout au long de sa vie. Il doit en être de même pour les autres musiques (pas toutes, hélas) et les autres formes d’expression artistique, mais pour moi, c’est le jazz. La chance aussi d’avoir, en plus, rencontré des personnes qui m’ont appris à écouter et à apprécier cette musique. Et ensuite, grâce à la pratique instrumentale, c’est avec l’improvisation que l’on arrive à s’exprimer et à communiquer avec les autres musiciens, car le jazz a cette caractéristique de mettre en situation plusieurs protagonistes qui, même si ils ne se connaissent pas, arrivent à échanger.

La liberté et l’échange malgré des contraintes fortes (harmonie, rythme), en tout cas pour la forme de jazz que j’aime. Ce n’est pas uniquement réservé au jazz, mais c’est une caractéristique. En plus, l’acte créatif, comme la scène, est, il me semble, une drogue dure avec les mêmes mécanismes d’addiction et il est très difficile de décrocher !

Diego Imbert, contrebassiste

Parce que : Oscar Peterson, André Francis, Martial Solal, Alain Guérrini, Bill Evans, Sylvain Torrikian, Orson Welles, Ivan Jullien, Franck Bergerot, Marc Johnson, Stephan Sweig, Dexter Gordon, Cassavetes, Bach, Ravel, Ligeti, Laurent Cokelaere, le Clos du Marquis 88, Sco eld, Xavier Prevost, Mac Coy Tyner, Glenn Gould, Bill French, Le Quai de la Gare, Sangoma Everett, Serge Reggiani, Michel Contat, Lionel Benhamou, Rilke, Zool Fleischer, Prévert, tous les musiciens de la Bande à Badault et de l’ONJ 91, Yves Torchinsky, JC Bonneau, Jazz à Nice, Patrice Caratini, le Dréher, Ella & Louis, Le Petit Opportun, Mikael Brecker, la Pinte, Maurice Vander, Jean-Pierre Sarrazin, Marc Thomas, Sam Rivers, Eroll Garner, Claude Bensignor, Evelyne Voillaume, Toots Thielemans, Louis Sclavis, Dominique Pifarély, Edgar Morin, Simon Spang-Hanssen, Michel Orier, François Jeanneau, Slide Hampton, Andy Emler, Emmanuel Bex, Monk, Mingus, Ellington, Philippe Hersant, Antoine Hervé, Thad Jones-Mel Lewis, Daniel Larrieu, Hank Jones, Wayne Shorter, Gil Evans, Milton Nascimento, Pastorius, Zawinul, Joe Lovano, Herbie Hancock, Chick Corea, Jacques Rebotier, Claus Stotter, Jean-Louis Pommier, Benny Golson, François Laizeau,  Claude Barthélémy, Geoffroy de Masure, Guillaume Orti, Heiri Kaenzig, Lauren Newton, Loic Touzé, John Taylor, François Merville, Kenny Wheeler, Dave Douglas, Regis Huby, Sébastien Boisseau, Laurent Blondiau, Bill Frisell, Christophe Monniot, Charlie Haden.

Denis Badault, pianiste

 

2) Journalistes

Parce que la joie,
parce que la stupeur,
cette douleur dont on se fout, les droits civiques
la vie
avions et planeurs
les oies sauvages

Parce que l’Histoire
les histoires et les morts l’amour
les histoires d’amour l’invention du siècle
les sauvages

Parce que la pulse Parce que le son Parce que la phrase Et le reste suit

Parce qu’Ella et Louie Ornette et Scottie Bird et Dolphy
les contrebasses

Parce que les trois mépris dans l’ordre
le déni
puis la haine

aujourd’hui cette douce condescendance d’incompréhension

Pourquoi le jazz ?
parce que le jazz
n’est pas de la musique pas de l’art
pas du cochon
mais l’instant
la science
la violence
la colère du bonheur c’est tout

Francis Marmande, écrivain, journaliste au Monde

Parce que j’avais un an et demi quand les troupes alliées ont débarqué en Algérie. Parce que Radio Alger à l’époque diffusait du jazz local, du Django Reinhardt (qui était passé par là), du Glenn Miller.
Parce qu’il y avait un piano (droit) dans le minuscule appartement de mes grands- parents à Bab el Oued.
Parce que mon grand-père anglophone (bien que né à Pistoia en Toscane) invitait chez lui des soldats anglais et américains qui jouaient sur ce piano, les premiers boogies que j’ai entendus.
Parce qu’un copain de lycée m’avait vendu des numéros de Jazz Hot.
Parce que Louis-Victor Mialy présentait (sur Radio Alger) le lundi soir une émission intitulée « À l’avant-garde du jazz ».
Parce que pendant la guerre d’Algérie les informations sur ce qui se passait à Alger étaient plus complètes et précises sur Europe N° 1 et que les Grandes Ondes étaient moins parasitées en soirée (heures de « Pour ceux qui aiment le jazz ») qu’à l’heure du goûter (« Salut les copains »).
Parce que mes parents, qui n’étaient pas hostiles au jazz, n’avaient pas à fermer la porte de ma chambre puisque je n’avais pas de chambre et dormais dans l’une des deux pièces (« salle à manger »).
Parce que j’ai rencontré Jean-Louis Comolli en octobre 1958 dans les jardins de l’univer-sité d’Alger (en attendant d’entrer dans la salle de travaux pratiques de biologie végétale, en PCB – aujourd’hui transformé en première année de médecine) et que nous avons poursuivi en échangeant deux disques : Miles Davis avec Monk (Bags’ Groove, 25 cm) contre les trios de Monk (30 cm).
Parce que, parce que, parce que la vie quoi !

Philippe Carles, ancien directeur de la rédaction de Jazz Magazine

Pourquoi le pivot de mes amours musicales reste cette musique née il y a plus ou moins un siècle, musique qui fut LA musique du siècle dernier (mais peut-être seulement LA musique des 60 premières années du siècle dernier) ? Par nostalgie ? On ne vieillit pas sans nostalgie, mais si mon goût pour la musique du Donegal, les valses de Jo Privat ou « Disraeli Gears » de Cream peut s’y réduire, ce n’est pas le cas du jazz.

Ce pourrait être l’effet d’une espèce de dogmatisme auquel, avec l’âge, on n’échappe pas tout à fait.

Il m’inspire tout à la fois tendresse et dégoût pour les singes savants et des dévots du revival (new, swing, bop ou free, négritude), mais aussi une adhésion sans réserve lorsque certains spécialistes de tel idiome du siècle passé atteignent une authenticité et une ferveur qui me fait mystère. Ce pourrait être une passion d’historien. J’aurais aimé l’être, car cette histoire, dans tous ses travers, est trop belle, trop riche et trop féconde pour mériter moins que des attentions érudites. Ce pourrait être une passion de collectionneur de timbres, de lecteur de résultats sportifs ou d’amateur de modélisme. On n’est pas jazzfan sans se ranger dans l’une ou l’autre catégorie. Mais il y a autre chose. Une leçon de liberté de pensée, d’esprit de veille, d’initiative en temps réel, de rapport au temps, de qualité du geste, de convivialité, de proximité… Je m’accorde trois noms Lee Konitz, Wayne Shorter, Marc Ducret. Je pense à l’exemple qu’ils offrent à ce début de siècle qui ne sait par où commencer. Je pense à ceux plus jeunes dont j’ai hâte d’entendre le prochain concert parce que j’aime les voir penser leur époque loin des formats et des sentiers battus, loin des plans de carrière et de communication, quitte à s’égarer ou à nous perdre. Mais que serait ce siècle de la toile internet si l’on n’avait pas le loisir s’y perdre. N’est-ce pas la meilleure façon de s’y retrouver ? Ce pourrait être : « Pourquoi le jazz ? – Pour espérer encore pouvoir me perdre ? »

Franck Bergerot,  ancien rédacteur en chef de Jazz Magazine/Jazzman

Pourquoi le jazz ? Parce que le jazz est né d’un accident collectif et d’un miracle métissé : La Nouvelle-Orléans. Le jazz au moment de naître n’avait aucune raison historique de devenir la musique la plus locale, la plus universelle et bouleversante du monde. Oui, le jazz est un accident qui dure, mais aussi un continent dont tous les amoureux de cette musique- monde ne connaîtront que 95 % de son histoire et de sa géographie, c’est-à-dire tout ce qui s’est joué jour et nuit, de jams en sets, et qui n’a jamais été enregistré. Le jazz depuis un siècle est un univers inépuisable. C’est un continent dont les centres, les capitales, les styles et les langages changeaient tous les vingt ans. Quelle autre musique est-elle capable de faire depuis 1910 sa révolution permanente, d’Armstrong à Coltrane ? Et puis le jazz ce sont surtout des centaines de voix singulières, de combats personnels, gagnés ou perdus, d’aventures imprévisibles. L’ADN du jazz est dans ses musiciens flamboyants ou fragiles. Le jazz est fait de noms qu’il ne faut jamais oublier. Ceux des petits maîtres dont la voix si amie a accompagné notre vie. La liste n’a pas de n. Pourquoi le jazz? Parce que, dans le désordre des époques, des races et des styles, nous avons eu le bonheur de rencontrer : Pee Wee Russell et Benny Golson, Eddie Costa et Grant Green, Lucky Thompson et Frankie Trumbauer, Bunny Berigan et Booker Little, Paul Quinichette et Adrian Rollini, Don Byas et Lennie Niehaus, Red Nichols et Artie Shaw, Fats Navarro et Tony Fruscella, Tal Farlow et Art Pepper, Frank Teschemacher et Earl Hines, Mary Lou Williams et Serge Chaloff, Lee Konitz et Bubber Miley, Éric Dolphy et Benny Carter, Charlie Barnet et Jack Teagarden, Paul Desmond et Billy Higgins, Andrew Hill et Martial Solal, Jacki Byard et Henry Red Allen, Terry Gibbs et Charlie Rouse, Buster Bailey et Andy Kirk… Oui, la liste de nos amis est sans fin. Pourquoi le jazz ? Mais, bien sûr, pour eux. Tous les musiciens de jazz sont sous-estimés.

Gilles Anquetil, ancien rédacteur en chef au Nouvel Observateur

Burqa la Jazz ?
Ne nous voilons pas la face : Dieu n’existe pas. Certains passent leur vie à le nier ou à le regretter, d’autres comme moi s’en réjouissent. Adolescent mystique, victime des curetons comme d’autres des imams, de ceux qui abusent métaphysiquement de la naïveté infantile, j’ai cru en Dieu jusqu’à quinze ans, avant de découvrir pêle-mêle Armstrong, Héraclite, Ornette, Heidegger, Louis de Funès, Hendrix, Marx, Dizzy, Pierre Dac, Foucault, Parker, Nietzsche, Coltrane, Hampaté Bâ, James Brown, Breton, grâce à la radio et à un prof de philo existentialiste, qui m’a appris à écarter mes esgourdes et à me gratter la tête.

Ainsi j’ai fait mon deuil des dieux, sauf un : Jazz.
Sans dieu on est anxieux, alors je vous file la recette, ne l’ébruitez pas, il n’y en aura pas pour tout le monde. Vous remplacez d par j, i par a, e et u par z, bref, «dieu» par «jazz». Vous vivrez mieux votre vie. Dieu ne sait pas vivre. Jazz est doué pour ça. Dieu n’a même plus envie de jouer au jeu de la vie, tel que Jazz l’incarne. Les fous de Dieu adorent tuer. Les fous de Jazz sont inoffensifs : même si elles ne sont pas toujours sympas pour nos tympans, leurs fausses notes sont rarement mortelles.
Burqa le jazz, et burqa pas LA jazz ? Ainsi que Duke, mon seul dieu à part Jazz, j’aime trop les femmes pour ne pas m’interroger sur le sexe de notre musique préférée. D’ailleurs vous aurez remarqué qu’en ce début du IIIe millénaire, les meufs commencent à emmerder sérieusement les jazzMEN… et il était temps qu’elles s’en mêlent !
Après tout, si Dieu (ce vieux barbu insolent) a créé l’homme à son image, comme Il n’existe pas, alors LE jazz non plus.Donc vive LA JAZZ ! Adorons tous (et toutes) cette superbe déesse !

Gérald Arnaud, journaliste

Pourquoi « la Jaz » ?
En Occitanie, « la Jaz », mot sublime utilisé par les Trobadors du Moyen Âge, désigne le moment sublime où la Domna (maîtresse du jeu de l’amour) dit oui, j’oui, avec son amant. Pour en arriver à cet instant partagé, le poète doit se plier aux règles de l’amour courtois : avoir une posture telle qu’il se hisse au niveau de sa Domna. Attention ! l’amour peut se perdre. Parce que c’est la Domna qui en est toujours dépositaire. Comme le jazz, c’est de l’Instant et de l’Instinct.

Jacme Gaudas

Parce que c’est la musique qui incarne le mieux l’idée que Sartre et quelques autres se sont faite de la liberté.
Parce qu’avec elle il est impossible de tricher.
Parce qu’elle est absolument hiérarchique (chaque musicien sait qui sont les meilleurs) et absolument démocratique (on ne peut être meilleur qu’à plusieurs). Parce que c’est une musique qui sait ce qu’improviser veut dire.
Parce que c’est lui, sous toutes ses formes, parce que c’est moi, de toutes les couleurs.

Michel Contat

Parce que c’est la démocratie en action. L’écoute de l’autre. Des autres, plus exactement. Et qu’à partir de là on va chercher des réponses au plus profond de soi. Dans des convictions. Des intimes convictions.
Parce que le jazz est un corps vivant qui transpire et capte la lumière, qui rate une note comme on rote une phrase, avec l’élégance de la mettre en scène pour la rendre imparable.

Parce que le jazz est une histoire d’amour. Pas seulement entre les musiciens qui se font des œillades aux oreilles, mais entre chacun d’eux et la musique. Jusqu’à se laisser déposséder de leur corps, réduit au rôle de passeur d’une grâce qui les dépasse, de « conducteur » d’une inspiration où le savoir-faire n’a plus prise.

Parce qu’il suppose l’humilité du savoir être et partager. Et se rembourse par l’incommensurable bonheur de se sentir de temps en temps en apesanteur de la tragédie de la condition humaine. Il y a pourtant une vraie douleur dans la conscience que cet état, celui de l’improvisation inspirée – collective ou individuelle – est par essence éphémère, volatile. Des baisers volés.

Parce que c’est une liberté vécue, conquise de haute lutte ; qu’il y est question d’égalité, au sens où le soutier du rythme est aussi précieux que le funambule de la mélodie ou l’architecte de l’harmonie ; et que la fraternité, celle du « un pour tous, tous pour un » est la condition de sa fluidité d’expression.

Parce que sans la vie qui bouillonne dans le jazz de l’autre bout du monde, que je ne connais pas encore, la mort n’a pas de sens.

Alex Dutilh, producteur à France Musique, ancien rédacteur en chef de Jazzman

Dans le film « Jammin’ The Blues », réalisé en 1944 par Gjon Milli, on voit Lester Young jouer assis, dans la fumée de sa cigarette, son saxophone étrangement porté de travers, comme il en avait l’habitude… Lester a cette nonchalance et cette classe ! J’étais môme quand je suis tombé sur ce film, et je me suis dit qu’il y avait derrière cette fumée quelque chose qu’il fallait découvrir. J’y suis allé, je n’en suis toujours pas revenu. Aujourd’hui, de telles images seraient sans doute censurées ! Le jazz est incorrect. Il l’était plus encore à l’époque de Lester, il l’est toujours malgré tous les formatages et les mises au pas.

Le jazz est enraciné dans son époque, il respire par elle, avec ses vices et ses carcans. Mais il a la force de toujours s’échapper et nous permet aussi de nous en délivrer. Keith Jarrett aime bien chambrer les interprètes de musique classique, parce qu’ils ont du mal à improviser, alors que c’est le quotidien des jazzmen. Jarrett, lui, se lance seul dans le vide. Voilà aussi pourquoi le jazz. Pour la fulgurance de l’improvisation, la force d’étonnement que peu d’autres expressions artistiques procurent.

Cecil Taylor à Châteauvallon en 1973. Un coup de poing dans l’estomac… Plus moyen de parler. Roy Hargrove, l’été dernier chez nous à RTL, le jaillissement et l’énergie… Pat Metheny et son Orchestrion ! le Barnum de la musique improvisée. Il faut oser, il ose, le mec !
Mais quelle musique sait nous inventer encore des surprises et des excitations pareilles ?

Jean-Yves Chaperon, journaliste, vigneron et ex producteur de l’émission « L’Heure du jazz » sur RTL

Parce que justement je suis en train d’en écouter tout en essayant de répondre à votre drôle de question. J’en suis à ma take 12, après cinq un finished takes à moitié convaincantes et six outtakes sans intérêt. (J’essaye d’improviser ma réponse, c’est très difficile.) Le jazz, je ne pourrais jamais m’en passer. J’en ai un besoin vital. Je n’ai jamais su pourquoi. Sans doute ne le saurai-je jamais. Tant mieux. Mais je sens que vous insistez : « Pourquoi le jazz ? » Mais comment vous répondre en si peu de signes sans en faire une affaire personnelle ? ! Car le vrai sujet de votre dissertation express, c’est bien « pourquoi aimez-vous le jazz ? », n’est-ce pas ? Depuis toujours, je lis tout ce qu’il y a d’écrit sur les pochettes de disques et, surtout, j’apprends par cœur les noms des musiciens. [Tout a commencé avec « 52nd Street » de Billy Joel, Columbia, 1978, avec Freddie Hubbard à la trompette.] Je me suis donc attaché à eux avant tout le reste – les genres, les modes, les querelles… Alors, le jazz, ce paradis juste des vrais musiciens, s’est lentement mais sûrement rapproché de moi, et j’ai aimé Miles Davis et John Coltrane avant de comprendre que j’aimais aussi le jazz. « Pourquoi le jazz ? » Vous m’agacez. Laissez-moi tranquille, ce matin j’écoute Richie Beirach, George Mraz et Jack DeJohnette. Chut… Ils sont en train de jouer « Snow Leopard » (Elm, ECM, 1979), et la moindre note répondra mieux à votre question que mes trente et quelques minutes d’improvisation écrite malhabile.

Frédéric Goaty, directeur de la rédaction de Jazz Magazine/Jazzman

Quand on est tombé dedans à l’âge de 12 ans, on ne pense même pas à se poser la question… On se dit simplement qu’on a eu de la chance, d’autant plus qu’en même temps on découvrait Mozart, Stravinsky, Bartok, Brassens, Trénet, Gréco, Fred Astaire et quelques autres, alors qu’on était de la génération catastrophique de la guerre d’Algérie et des yé-yé à venir. Ah oui ! c’est du pot !… Alors pourquoi le jazz ? Parce que c’était fort et beau et juste, le contre-pied de la médiocrité. Et puis parce que !

Claude Carrière, journaliste, fondateur du « Jazz Club » de France Musique, décédé en janvier 2021

Pourquoi le jazz ? Parce qu’il marche, pardi ! Un pied en avant, en perpétuel déséquilibre, le jazz ne craint pas de trébucher, de faire un faux pas ou de se tromper de chemin. Il avance, encore et toujours. S’il jette parfois un œil dans le rétroviseur, il trouve chaque jour en son sein du sang neuf, se gardant ainsi de faire marche arrière. Sophistiqué et primaire, brut et léché, blues et contemporain, rauque et raf né, écorce et miel : le jazz cultive le paradoxe et l’ambiguïté, comme d’autres l’ordre antique ou les courbes baroques. C’est sans doute pour cela que les travers du néoclassicisme qui semblent parfois l’atteindre ne font que glisser sur son ombre sans jamais le contraindre. Et voilà pourquoi l’on n’est guère inquiet pour son avenir. Au-delà des styles et des écoles, des guerres picrocholines et des querelles de clochers, le jazz reste aujourd’hui bien vivant, d’est en ouest et du nord au sud, jouant le jeu du plaisir, de l’échange et de la création, auprès de ses acteurs comme de son public. Avec un talent fou pour se jouer de l’institution qui tente souvent de le récupérer pour mieux l’annexer à un discours politique préfabriqué, le jazz ne se laisse pas capturer. Sans se débattre, sans plus hésiter, il continue d’avancer d’un pas volontaire. Nul besoin d’avoir balisé l’itinéraire en envoyant quelque allumé en éclaireur : le jazz, de toute éternité, sait bien que ce sont aussi le risque, et les frissons qu’il provoque, qui le font marcher. Droit devant.

Arnaud Merlin, producteur à France Musique

Parce que, répondrais-je d’abord. Discute-t-on la réalité d’un volcan, d’un océan, d’une mémoire ? Explique-t-on l’évidence d’une existence, d’une présence d’emblée intemporelles ? Le jazz était là, gorgé de cette ardeur éternellement fragile toujours au bord d’une destruction incessamment remise au lendemain, et ainsi l’ai-je rencontré. Par hasard. Un hasard dont j’ai fait un choix. Pourquoi? Parce que, répondrais-je encore. Cerne-t-on l’amour autrement qu’avec des mots aussi beaux que vains ? Raconte-t-on la passion qui fond ensemble un sujet et un objet sans les longues phrases où se cherche la réponse dé nitive à ce saisissement de l’un par l’autre, qu’ensuite on construit, note à note ?

J’ai épousé la rigueur exigeante de sa liberté, j’ai aimé l’infini de ses instants, où se concentre soudain l’univers, et son audace m’a ouvert le vaste champ des possibles. Parce qu’il est la vie, ce réel où s’éprouve son chant, ce bruit énorme où, dans le silence, s’épanouit la violence d’une jouissance que légitiment la joie des sens illuminés et l’incandescence des mots et des réponses à l’impossible question du jazz. Car, comme le dit un jour Louis Armstrong du swing, « If you gotta ask, you’ll never know ».

J’envoie ma réponse de Stavanger, la capitale norvégienne du pétrole, où l’on m’a invité pour un festival de jeune jazz européen organisé par des Irlandais (tout le monde suit ?). Pourquoi le jazz, donc ? Pourquoi à Stavanger ou ailleurs ? Parce que cette musique est devenue un élément incontournable de la culture officielle ouest-européenne, et qu’aucune ville européenne de plus de 50 000 habitants ne peut se permettre de ne pas accueillir quelques concerts de jazz par an, voire un festival que le département ou la région sponsoriseront peu ou prou. Je ne parle pas de musique, direz-vous. Mais où se trouve-t-elle ? Dans les dizaines de CDs que je reçois tous les mois et que je n’ai pas le temps d’écouter ? Peut-être : je verrai quand je trouverai le temps de les écouter. Mais je sais déjà qu’il y avait davantage de jazz dans le phrasé et le timbre des deux chanteuses de fado quinquagénaires et non professionnelles que j’ai entendues l’autre jour dans une gargotte du quartier d’Alfama à Lisbonne que dans la moitié des concerts et disques de jazz que j’ai entendus l’an dernier. Alors pourquoi le jazz ? La question devrait être à mon sens « Où est le jazz ? ». Où le trouve-t-on aujourd’hui loin des productions/ créations/révélations et autres « tions » ? Désolé de paraître aussi pessimiste : j’entends encore du jazz, bien sûr, ici ou là. Mais à tant fureter au travers du fatras ambiant mon oreille se lasse beaucoup et s’émerveille rarement. Pourquoi le jazz est-il devenu cela ?

Thierry Quénum, Jazz Magazine

Pour vivre tout simplement. Je l’ai rencontré tardivement. Il m’attendait. La découverte de son existence détermina ma vie professionnelle. Notre rencontre était inévitable. J’ai toujours aimé la musique. Mon père n’en écoutait jamais. Ma mère passait parfois des disques de piano qui m’émerveillaient, des œuvres de Ravel, Debussy. Son jeune frère raffolait des musiques jugées barbares de Bartók et Schoenberg. Je me revois enfant écouter avec lui « The Flood » d’Igor Stravinsky, un opéra sériel qui faisait grincer des dents mon grand-père. Je voulais apprendre le piano. Mon père refusa catégoriquement. Frustré, je me mis beaucoup plus tard à la batterie. « Nègre blanc » de la famille, je jouais depuis longtemps du tam-tam, utilisant mes cuisses comme tambours. Je changeais de registre sonore. Les pires cauchemars de mes parents devenaient réalité. La musique des Beatles et des Rolling Stones envahirent leur appartement. Inventive, la pop music regorgeait alors de mélodies et d‘arrangements sophistiqués, mais les rythmes restaient lourds, binaires, ancrés dans une pulsation beaucoup trop régulière. J’ai découvert le jazz au début des années 1970 avec Miles Davis, Herbie Hancock et Weather Report. L’écoute des disques de Soft Machine m’y avait préparé. Jean-Pierre Patillot qui travaillait à Jazz Hot guidait mes pas. Je découvris le bop, le hard bop et le jazz modal, me familiarisant chez Polydor avec les trésors du catalogue Verve. Je touchais enfin du doigt la musique qui me correspondait le mieux, un jazz acoustique au sein duquel harmonies européennes, modes et rythmes africains servent de vraies mélodies. J’ai laissé tomber la batterie, mais le jazz m’avait appelé, happé et ne m’a plus jamais quitté. Je le sers depuis trente ans par mes écrits. Sans me lasser. Aujourd’hui encore, il m’apporte beaucoup de joie.

Pierre de Chocqueuse, Jazz Magazine, blogdechoc.over-blog.com

Pourquoi le jazz ? Question étrange posée par le camarade Anquetil, à laquelle il est encore plus étrange de tenter de répondre.
Pourquoi le cacao, pourquoi les crevettes ? J’adore les grosses crevettes roses avec de la mayonnaise. Le jazz est.
Point à la ligne, comme la crevette rose de Madagascar.
Il coule dans les veines des artistes, comme un besoin irrépressible de s’exprimer, de dire le monde. C’est un moyen de communication unique, inventé par ceux qui n’avaient pas le droit à la parole. C’est un langage, une culture, une manière de penser ou de voir les choses. C’est, du plus loin que je m’en souvienne, la manière dont je voulais voir les choses. Être au plus près de ceux qui font cette musique, pour tenter d’en décrypter les codes et de comprendre ce mystère créatif.
Au stade « un » de l’évolution jazzistique, il y a l’artiste. Tout le reste n’est que foutaise, parasite qui tente misérablement (au mieux) de comprendre, (au pire) qui vit dessus.
Il faut tenter dans ce pourquoi, de toujours être du côté de ceux qui font cette musique. Le jazzman avance très vite, pas simple de le suivre dans les méandres des rami cations complexes d’une musique qui en 100 ans a fait plusieurs fois sa révolution.
Pourquoi le jazz ? Parce que c’est une raison de vivre, une raison de respirer, d’y laisser son dernier souf e sur les dernières mesures du dernier chorus…
Parce c’est BON. C’est trop BON.
Quand tout est réuni et que tous sont en harmonie, publics, artistes, musique et magie, c’est simplement trop BON.
Pourquoi le jazz ? Parce qu’il n’y a pas de plus belle façon de finir sa nuit ou de la commencer, parce que cette musique pousse les humains à se parler, à échanger et parfois à communier. Le jazz est, point à la ligne.
Il suffit de glisser cette petite étincelle partout où l’on peut pour insuffler plus de vie et plus d’humanité.
Pourquoi le jazz ? Parce qu’il n’y a rien de meilleur.

Sébastien Vidal, directeur d’antenne de TSF Jazz

Parce que l’amour du jazz. Lire le beau livre de Jean-Pierre Moussaron, L’Amour du jazz (Éditions Galilée, 2009). Cette musique appelée jazz, pourvoyeuse d’images musicales parmi les plus écarquillantes, demeure une source d’émotions intenses.
Pourquoi ? Des justifications sont-elles nécessaires ?

Pour le jeu. Primauté, suprématie du jeu. Primeur de l’improvisation, confiance dans l’instant, l’instinct, l’autre, le désir.
Parce qu’en mouvement perpétuel, c’est l’espace des possibles, le grand mixage, des désirs, des combats, des expressions.

Pourquoi ? Et comment ? Parce que le jazz demeure ce lieu de résistance à l’usage mécanique de la musique. Non pas un style parmi d’autres, mais une manière bouleversante de vivre la musique, de considérer ses propres expériences musicales, de les brusquer, voire de les réinventer. Défendre cette vision du jazz, celle d’artistes

Un art vivant et non un art figé, qui se ressourcent dans un rapport dynamique à la tradition et à l’histoire. Il y faut la conviction que le jazz n’a d’avenir que s’il met à la question son présent. Le bel aujourd’hui. Miles Davis : « Aimez-moi pour ce que je fais maintenant. » S’il veut vivre, et non pas se survivre, le jazz ne doit-il pas s’échapper à lui-même ? Il est sans cesse à l’épreuve de sa disparition, de sa dissolution, c’est sa seule façon d’être vivant.

Franck Médioni,

Pourquoi prendre un ascenseur plutôt qu’un autre ? Dans l’un on écoute une musique ad hoc, dans l’autre on monte à l’échafaud.
Pourquoi cet ascenseur ? Parce qu’un jour, sans prévenir, on m’y a fait monter, au détour d’un après-midi sans faille d’un adolescent curieux.

Parce que cet ascenseur-là s’est ouvert devant moi et que j’y suis monté, sans me retourner et que je suis resté, et que j’y suis toujours et qu’il reste encore tellement d’étages avant l’échafaud.
Parce que, quitte à aller à l’échafaud, autant prendre cet ascenseur-là. On y croise de drôles de zèbres, de sacrés alligators, une vraie jungle…

Pourquoi le jazz? Mais parce que, entre l’immense rigueur magnifique de l’écriture musicale occidentale et la pureté sensuelle, terrienne et menacée des musiques orales, il y a cette terre promise, ce chaudron bouillant, ce souk bruyant.
Parce qu’on peut y avoir le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière. Parce que trois accords ne suffiront jamais.
Parce qu’un son sale, rauque, hurlé est plus vivant, plus résonant qu’une pureté artificielle et maniérée.
Parce qu’on forme une famille, une vraie, choisie, choyée.
Parce qu’on s’y engueule, qu’on s’y aime, qu’on y meurt.
Pourquoi le jazz ? Aucune idée. Ce n’est pas moi, c’est lui. D’abord le choc, la première note. Le premier morceau. Le premier disque. Puis, immédiatement après, le sentiment de manque. L’abîme profond, insondable. Il en reste tant à découvrir. Et cet ascenseur qui ne s’arrête pas, qui continue, qui monte encore. Il est trop tard pour en descendre… « Le jazz m’a tuer ».

Matthieu Jouan, directeur de la publication de Citizen Jazz

L’évidence de Monk
Ce n’est que bien des années plus tard, que j’ai su qu’elles étaient en couleur. Je les ai revues près de vingt ans plus tard, grâce à la complicité d’un ami qui avait pu accéder aux archives de la télévision française. J’ai retrouvé, malgré la banalisation qu’engendre la télévision, la fascination qu’avaient exercée à l’époque ces images de Thelonious Monk. Seul devant son piano dans un studio de l’ORTF, à l’invitation de son ami, Henri Renaud, auteur avec le réalisateur Bernard Lion de ce « Jazz Portrait, première partie » (qui ne connut jamais de seconde partie), Monk jouait ses morceaux les plus connus. Parmi eux, « Round Midnight ». Je me souviens encore et je retrouvais en les revoyant – même sans la dramatisation que crée le noir et blanc – l’évidence qui me frappa à la première vision : c’est ça le jazz ! Le lendemain de la première diffusion, je fonçais au magasin Fnac situé à l’époque avenue de Wagram et après avoir fouillé dans le bac consacré à Monk, je dénichais un album intitulé Greatest Hits, dans lequel gurait un « Round Midnight ». J’avoue que je ne m’étais même pas posé la question de savoir s’il s’agissait d’une version en solo. Elle était là et cela suffisait.
Ce n’était pas mon premier contact avec le jazz. Outre le goût des standards, mes parents, mon père en particulier, m’avaient transmis leurs amours : Django Reinhardt, Ella Fitzgerald, Duke Ellington. Mais, Monk… Monk fut une révélation et le début d’une fascination pour le jazz et ceux qui le jouent qui ne m’a plus quitté.

Paul Benkimoun, Le Monde

La cause du jazz et sa fin
On ne pose pas impunément la question « Pourquoi le jazz? » à un philosophe. On attend au moins de lui qu’il interroge la question elle-même, dans sa forme et dans son fond. Allons-y.

Demander « pourquoi le jazz ? »

C’est s’orienter au moins dans deux directions, complémentaires mais opposées : « le jazz, à cause de quoi ? » d’une part, et « le jazz, en vue de quoi, pour quoi faire ? », d’autre part. En termes savants, c’est donc interroger la cause efficiente (qu’est-ce qui « explique » l’apparition du jazz?) et la cause finale (qu’est-ce qui en justifie l’existence ?). On laissera de côté, malgré l’intérêt, les deux autres causes, la matérielle et la formelle.
Le jazz fait partie de ces musiques dites « de métissage » qui sont nées à l’articulation des XIXe et XXe siècles dans le prolongement des épisodes de colonisation du continent américain. Choc des cultures, choc des corps et des âmes, rencontres forcées, subies ou acceptées, viols sans doute. Pas sans conséquences : ici les musiques créoles, là le tango ou la salsa, encore ailleurs d’autres formes de musiques syncrétiques, et aux USA le jazz. Avec peut-être (je ne vais pas me faire des amis!) dans le cas de ce dernier rejeton une sorte de génie propre, particulier, qui en fait une exception : au regard du droit, tous les enfants se valent, mais dans les faits, un seul prend la dimension suf sante pour faire le tour du monde, impose partout son génie : le jazz. Dans de nombreux cas, les musiques du métissage produisent des œuvres intéressantes, susceptibles de plaire, de remplir des fonctions essentielles, mais une seule se détache pour briller comme une fondation musicale, unique en son genre : le jazz.
Pourquoi donc ? Mystère. Allez demander : « pourquoi le génie ? » Demandez pourquoi, alors que partout les conditions sont les mêmes, c’est dans un seul cas que la « chose » se produit ? Quelque chose a dû clocher. Quelque chose ne s’est pas produit « selon les lois de la nature », mais selon une cause particulière. Par exemple Louis Armstrong, à qui il est passé par la tête les « stop chorus » de « Potato Head Blues », qui ne servent à rien mais qui sont stupéfiants de bizarre beauté bondissante et gratuite. Parce que sinon, le jazz dans les bars, dans les rues, pour les enterrements, pour la danse, pour tout ce que vous voulez, ça roule, ça fonctionne, et pas besoin de « Potato Head Blues » pour danser. Vaut mieux plus simple, même…
Alors le jazz, pour quoi faire, dans quel but, à quelle n ? Mais en vue de rien du tout messieurs dames, ça ne sert strictement à rien le jazz, pas plus que toute autre activité humaine tournée vers la jouissance de l’art, et son retour. C’est pour la beauté, c’est tout, pour la beauté de la phrase musicale, pour le plaisir de faire advenir cette chose. Totalement inutile. Et quand même indispensable pour une certaine catégorie d’êtres, peut-être même pour tous les êtres humains – mais ils ne le savent pas toujours. La cause du jazz rejoint ici sa n, et d’une certaine façon, la cause du jazz (le coup de folie d’Armstrong) signe en même temps sa n. Le jazz est mort dès ce moment-là comme musique d’ameublement, comme musique d’échange, comme musique de lien social. Armstrong s’isole par son acte, il se sépare. Il fait exister la chose (la chose, c’est la cause, c’est le même mot en latin) et en même temps la fait disparaître. Du moins tant que personne ne reprend le ambeau. Tenez, par exemple, voilà encore quelque chose qui cloche : un soir, à Marseille, entendant « Potato Head Blues », ou quelque chose d’approchant, un bon guitariste manouche se met à pleurer. Il pleure d’entendre ça. Mais ce qu’il entend, et qui cause ces larmes de jouissance, il est peut-être le seul à l’entendre. Il n’aura de cesse que de s’inscrire dans cette voie, à sa façon. Mais Django Reinhardt, à quoi ça sert ? À fonder une entreprise orissante, certes. Mais ce n’est pas ce qu’il a voulu faire, fonder une entreprise. Il voulait faire la plus belle musique du monde, pour lui, pour sa satisfaction. Pour rien. Et même si ça rapportait, c’était pour rien.
Le jazz ? A cause d’un je ne sais quoi, et pour presque rien.

Philippe Méziat, philosophe, journaliste

Jeune journaliste, un vétéran m’avait donné la fameuse règle de base du métier, les cinq questions auxquelles il faut répondre dans tout papier. Les cinq W en anglais (Who ? Where ? When ? What ? Why ?). Pour aussitôt me confier d’un air entendu :

On ne peut jamais dire pourquoi.

Je vais tenter de le démentir. Pourquoi le jazz ? Je ne me suis jamais posé la question quand cette passion m’a saisi à peine adolescent. Tellement le jazz s’est imposé sans autre forme de procès. De manière irrationnelle naturellement. Secoué par le rythme, séduit par les belles mélodies, surpris par les improvisations. Tout respirait finalement (mais je n’y avais jamais pensé jusqu’à maintenant) la liberté, l’égalité et la fraternité. Une société rêvée en quelque sorte, le jazz ? Oui mais comment rêver en restant éveillé ? Cette équation, les musiciens de jazz la résolvent en permanence. C’est leur secret, c’est notre bonheur. Le mystère reste entier. Et c’est très beau et bien ainsi. Mais les artistes n’ont pas le monopole du jazz. C’est une attitude, une manière d’être, le respect de l’autre, de sa différence, la générosité, l’insouciance et aussi l’exigence. Ne pas transiger avec les grands principes fondateurs et accepter une révolution perma- nente. Centenaire alerte, le jazz rugit toujours. Refusons l’ordre établi (les chapelles et les oukases), les déviances (l’appellation jazzy !) et autres récupérations commerciales (voitures, produits bancaires). Soyons déraisonnables et la raison du jazz l’emportera.

Jean-Louis Lemarchand

Le jazz est une musique si « multiple », le fruit de tant d’histoires et de brassages qu’il semble inconcevable de ne pas en aimer au moins un fragment. A moins bien sûr d’être hermétique à toute forme de musique, ce qui peut se concevoir.

Enfant du rock et de la pop, puis du rock progressif, du jazz rock, je suis entré dans « le monde des jazz » par l’un de ses sommets, John Coltrane, guidé en cela par une longue lettre manuscrite que m’avait écrite l’un de ses spécialistes, François-René Simon, au début des années 80. Un choc ! Puis j’ai remonté la piste des grands (Miles, Monk, Mingus, Ornette...) tout en prêtant une oreille attentive à ce qui s’élaborait « en direct », tout près de nous.

En France, certains musiciens ont d’emblée occupé chez moi une place de cœur (Michel Portal, Louis Sclavis, Henri Texier, Renaud Garcia-Fons…) et sont présents à mes côtés de façon quasi permanente. Ils font partie de mon histoire et guettent du coin de l’œil mon parcours de découverte.

Avant tout, le jazz possède une indéfinissable part d’incertitude et d’inconnu, il peut vous embarquer sur des chemins dont vous ne soupçonniez pas forcément l’existence et faire vibrer en vous cette corde du mystère qui est celle de la création mêlée à une grande liberté. Il y a toujours un cœur qui bat très fort, une pulsation vitale.

En réfléchissant à ce « pourquoi », je me suis rappelé – c’est là un exemple de ces surgissements – la si belle aventure de l’ONJ sous la direction d’Olivier Benoit, entre 2014 et 2018. Un grand voyage en direction de Paris, Berlin, Rome et Oslo. Un monde à part, un jazz aux couleurs électriques, éclectique et nourri aussi de rock ou de musique contemporaine. Un grand répertoire servi par une jeune garde qui continue d’avancer sur son proche chemin.

Là est le jazz, mais pas seulement. Il en existe tant… Vous avez sans doute votre propre réponse à cette question.

Denis Dessasis (2022)

Je me souviens quelle révélation fut pour moi la découverte de Sidney Bechet. J’avais alors une douzaine d’années. Provenant de la radio d’un voisin qui avait fort heureusement poussé les décibels, se fit entendre un chant qui m’était inconnu. Un chant majestueux, envoûtant, à la fois puissant et lyrique. Ce fut un coup de foudre musical. Il me semblait qu’un démon m’ouvrait les portes du paradis. Qui joue, demandais-je, Sidney Bechet, un musicien qui vient de disparaître, me répondit-on. Nous étions donc le 14 mai 1959. Et moi, qui ne connaissais rien au jazz, je décidais alors de le suivre en toute liberté et je fus englouti par cette musique.

Alain Tomas, membre de l’Académie du Jazz, journaliste Couleurs Jazz Media

 

Considéré en tant que performance, le jazz offre  -bien davantage qu’à d’autres points de vue- une impressionnante matière à la réflexion critique. Ses solistes virtuoses sont souvent dotés d’une forme de technique extraordinaire et presque toujours se distinguent par des traits de style individuel fort intéressants. La performance de jazz offre une excitation qui lui est propre et qui n’a rien à voir avec ce qu’on peut éprouver lors dune représentation de musique  » classique « . Dans la salle de concert ou à l’opéra, la musique n’est pas seulement un art mais aussi une sorte de jeu. La soprano qui exécute l’air de colorature le plus rebattu (ou le chef dirigeant la plus profonde des symphonies) entreprend de venir à bout de certains obstacles prédéterminés et connus du public. Il existe une euphorie particulière (plus ou moins indépendante du pur plaisir musical)  à remarquer l’aisance avec laquelle la soprano atteint les sommets de l’aigu ou la suavité et l’élégance avec laquelle elle adapte les phrases mélodiques. C’est comme observer un excellent tireur aux prises avec une série de cibles difficiles et mettant dans le mille un nombre incroyable de fois. Ce type d’euphorie particulière fait totalement défaut dans le jazz. l n’y a aucun obstacle, aucun test précis de maîtrise technique. Selon son humeur, l’improvisateur de jazz peut se lancer dans des prouesses de virtuosité tout à fait remarquables. Mais toute cette virtuosité surgit sous l’impulsion du moment, parfois résulte d’une émotion instantanée, parfois même d’un accident. Par le fait même qu’il improvise, on ne peut jamais savoir exactement quelle a été la première intention du musicien qui joue. On ne sait pas quelle est la cible qu’il vise. 

Winthrop Sergeant – Jazz, Hot and Hybrid (1938)

          3) Photographes et illustrateurs

Être jazz c’est avant tout une manière de vivre, de se promener sur le l du hasard pour attraper une étoile lante, une façon d’aller à la rencontre d’un imaginaire qui contient toujours l’improvisation, la curiosité, qui oblige à écouter les autres, à les voir, à être dis- ponible pour mieux les raconter en manifestant sa propre poésie.

Guy Le Querrec

 

Je n’écoute pratiquement jamais de musique chez moi. Sauf pour le travail, sur les enceintes de mon Mac. En revanche, j’écoute de la musique sur un iPod en marchant, dans le train ou en voiture. Du classique, généralement des compositeurs du XXe siècle, et beaucoup de jazz au sens le plus large, des gures historiques comme Ellington, Hawkins, Monk, Chet, Ray Charles, Getz, Coltrane, Ornette, Lacy, Derek Bailey… J’aime aussi redécouvrir des albums beaucoup écoutés-chéris dans le passé, en prenant garde de faire en sorte que l’accoutu- mance ne vienne pas trop émousser la troublante émotion des premiers jours. Mais bien plus que la musique en boîte, en conserve somme toute, la situation du concert en salle ou (surtout) en club a pour moi un attrait de prédilection, particulièrement cette fois pour les pratiques d’aujourd’hui, les musiques de combat et de résistance. Parce que l’auditeur devient alors également le témoin privilégié des manifestations furtives et incontrôlées du mécanisme de la création instantanée — quand celle-ci se détourne viscéralement des sentiers balisés, fussent-ils autoproclamés créatifs ou innovants — et de l’échange au bord du gouffre : gestes, regards, mimiques, hésitations, interrogations… Alors, pourquoi le jazz ? Parce que le jazz, et la libre impro, sont des communautés tissées d’individualités fortes (et non de clones ou de « simples » interprètes), de personnalités uniques faites de chair et de sang qui s’harmonisent ou interfèrent, voire qui détonnent, dans l’acte musical, avec une énergie absolue dans l’intensité ou la retenue. Le jazz de création, et plus encore l’improvisation libre, ont partie liée avec le hasard, l’accident, la prise de risque, le danger. Max Roach parlait du jazz comme de « la seule démocratie réalisée ». Barry Guy comparait l’im- provisation à « une musique socialiste », d’autres à une pratique libertaire. Soit la mise en commun des énergies individuelles pour mener un projet collectif à bonne fin. Avec de l’humilité, du respect, de l’engagement, etc.

Gérard Rouy, journaliste et photographe

En fait, je ne me suis jamais posé la question. J’ai été là, au bon endroit, au bon moment. Tout simplement.
Né à Paris en 1940, j’ai grandi dans une cité à Montrouge. Mon voisin de palier s’appelait Michel de Villers, un des meilleurs saxophonistes de l’immédiate après-guerre, compa- gnon de route de Django Reinhardt (1947), Kenny Clarke (1948), Bill Coleman et Don Byas (1949). Comme j’ai fait mes études au Quartier latin, c’est tout naturellement que j’ai commencé à fréquenter le Caveau de la Huchette.

J’ai donc découvert le jazz grâce à Bechet et à Maxim Saury. Début d’une passion qui ne m’a jamais quitté. Le soir, j’allais à la Huchette, puis, à la fermeture, je rejoignais de Villers au Trois Mailletz où il jouait avec André Persiani. Quand il avait ni, avant de rentrer à Montrouge, nous allions au Tabou écouter Henri Renaud, Bobby Jaspar, René Thomas ou Sacha Distel. Un soir de 1956, j’y vois arriver Milt Jackson dont je connaissais le visage pour l’avoir vu dans Jazz Hot que me donnait Kurt Mohr. Ce discographe travaillait alors à Latin Musique où il me conseillait pour mes rares achats. Ce soir-là, j’ai demandé, en toute naïveté, à Milt Jackson : « Qu’est-ce que le bebop ? ». Sa réponse fut brève : « Écoute Charlie Parker ». Le lendemain, j’achetais le seul disque disponible de Parker, un Dial sur lequel se trouvait le tragique « Lover man ». Je l’écoutais sans cesse. Coup de foudre. J’avais trouvé mon oxygène.

À partir de là, j’ai vécu le jazz au quotidien, découvrant grâce à Boris Vian et sa collection « Jazz pour tous » les enregistrements classiques. J’avais aussi la chance d’écouter le jazz le plus contemporain possible, car très peu de disques arrivaient chez nous. Il y avait heureu- sement le Chat qui pêche, un de mes deux clubs préférés, l’autre étant le Montmartre de Copenhague où j’avais la chance d’aller, de 1963 à 1966, six fois par mois pour mon travail. Il y eut les rencontres décisives avec les musiciens : Albert Nicholas, Bud Powell, Oscar Pettiford (qui m’a tant appris), Kenny Clarke, sans oublier Don Cherry (une très grande amitié à partir de 1963), Alan Silva, Jimmy Lyons, Archie Shepp, Sun Ra, Sonny Sharrock, Dave Burrell, Charles Gayle, William Parker, Hamid Drake, et beaucoup d’autres. Il y eut aussi le bonheur toujours renouvelé des concerts : Louis Armstrong, Count Basie, Duke Ellington, Billie Holiday, J.A.T.P., les Jazz Messengers (Ah! ceux de 1958!), Sonny Rollins, Miles et Coltrane, Thelonious Monk (c’est toujours à l’écoute de sa musique que je trouve le bonheur absolu), Charles Mingus, Éric Dolphy, Albert Ayler, Sun Ra… Aujourd’hui quand je réécoute tous ces concerts, j’éprouve le même plaisir. Ils n’ont pas pris une ride. Toujours la chance. J’apprends la photo grâce à Marc Garanger, à l’armée en Algérie, en 1961. Au retour, je pro fie de ma position de témoin privilégié, ma proximité avec tous ces musiciens, pour les photographier dans leurs vies privée et professionnelle. Tous cela sans aucun voyeurisme. Les portes s’ouvrent. Je deviens gérant et programmateur de clubs, journaliste spécialisé, producteur artistique de disques, producteur à Radio France, tout en restant indépendant. J’ai la fierté de n’appartenir à aucune de ces chapelles qui ont fait et font toujours autant de mal au jazz en France.

Quelle chance ! Et tout cela sans aucun plan de carrière. Je me suis contenté de suivre mes oreilles et mon cœur. Bilan de ma vie : je suis un homme libre qui se contente de vivre sa passion.

Jacques Bisceglia, photographe, décédé en 2013

Ben, parce qu’il est là… Passée la vanne pas bien drôle, il faut reconnaître qu’à un siècle près la question n’aurait pas eu beaucoup de sens. En gros le jazz, qui est né avec le XXe siècle, aura été de toutes les aventures musicales de son époque, y compris la relecture des musiques qui l’ont précédé et la prise en compte de celles qui sont apparues après lui. Et voilà pourquoi le jazz : parce que, avec sa grande rigueur et sa tout aussi grande liberté, il a été et reste le carrefour de toutes les musiques.

Marc Taraskoff, peintre, illustrateur, signataire de la couverture de Jazz de France, décédé en mars 2015

     4) Diffuseurs, responsables de club et de festival

C’est la faute à Thelonious…

Un vinyle 45 tours Atlantic 232013 S acheté le 28 mai 1962 ( je datais alors chaque rare achat sur la pochette), juste la veille d’atteindre l’âge de 15 ans. Un 45 tours choisi sans doute au hasard quand j’écoutais d’ordinaire Little Richard, Eddie Cochran, Gene Vincent, Elvis Presley et Paul Anka. Peut-être à cause de ce drôle de nom de Thelonious et de la photo de pochette, béret noir, costume-cravate, regard errant sur un indé ni bruineux, mur de pierre brut en fond de scène. Deux titres (« In Walked Bud » et « Rhythm a Ning ») sur ce disque des Jazz Messengers, un texte de présentation délicieusement laconique (« Cette rencontre – unique dans l’histoire du jazz – confronte le jeu brutal et direct du batteur Art Blakey avec les conceptions révo- lutionnaires du pianiste Thelonious Monk ») et un conseil d’importance : Nous vous recommandons de vérifier fréquemment votre saphir et de le changer aussi souvent qu’il est nécessaire pour conserver la pureté sonore. Nettoyer la surface avec un chiffon humide, assurez-vous de la légèreté de votre pick-up ainsi que de la vitesse de votre tourne-disque. Thelonious, donc, comme une dé agration, une énigme, l’expression d’un art de la rup- ture, une énergie primordiale et une manière radicale de se libérer des stigmates des conformismes.
Thelonious, et une question troublante : comment se peut-il que, la première note jouée, le premier accord plaqué, l’on reconnaisse d’emblée ce pianiste ? D’où vient cette sensation aiguisée de s’en remettre à l’instant, jusqu’à l’extrême pointe du possible et sans la moindre assignation ?  Après quelques jours, sur 45 tours toujours, Thelonious, cette fois sur fond solaire et avec chapeau irlandais (The Unique Thelonious Monk avec Oscar Pettiford et Art Blakey, Riverside EP 113), m’a incité à traverser vers le côté ensoleillé de ma rue pour pousser la porte de M. Destouches qui fabriquait de splendides tourne-disques verts en forme de mallettes, le haut-parleur servant de capot. Par la suite, je me suis toujours assuré méti- culeusement de la légèreté de mon pick-up.

Parce qu’il m’a permis de changer de vie pour devenir l’aboutissement de ma passion : la Musique. C’est le jazz, après le rock, qui m’a permis d’ouvrir mes oreilles à des sons, des formes de libertés qui n’existent que chez lui. Cette passion m’a fait démissionner, à 33 ans, de mon métier pour entrer dans le monde de l’inconnu, celui de la presse, de la radio 25 ans plus tard, je suis er d’avoir apporté ma modeste contribution au jazz grâce, entre autres, à la Radio Paris Jazz et au festival Jazz à Saint-Germain-des-Prés qui fête cette année ses 10 ans.

Bernard Aimé, ancien directeur artistique du Petit Faucheux

Frustré? Sûrement de ne pas savoir jouer d’un instrument. Alors le bonheur est en moi lorsque le musicien joue la musique que j’aime sur une des scènes du festival ou lorsque je tente de faire partager ma passion au moyen d’un micro.

Frédéric Charbaut, directeur artistique du festival Jazz à Saint-Germain-des-Prés

Pour une raison politique !
Le Petit Faucheux naît dans les années 1980. À cette époque on voyait monter le déli- tement social et son corollaire la poussée des populismes. Nous souhaitions, par une action culturelle, contribuer à proposer du liant social.
Rapidement, le projet qui se voulait artistiquement éclectique à l’origine s’est recentré sur le jazz jusqu’à l’exclusivité. En amont de rencontres, Bernard Lubat, Bernard Aimé, qui ont été déterminantes, mon inclinaison pour cette musique, relativement à d’autres propos artistiques, ne s’est pas forgée sur des bases esthétiques mais sur d’autres critères. J’étais attiré, dans le contexte de l’époque, par l’aspect rencontre, entre la culture africaine et l’européenne sur le sol américain, de cette musique. Une telle émergence ne semblait posséder les vertus nécessaires pour affronter le rejet des différences. La capacité d’improvisation propre au jazz m’est toujours apparue comme une main tendue en permanence vers les autres. Le rapport des musiciens à leur musique me séduisait aussi, avec cette impression d’être tourné prioritairement vers la création, sans se laisser perturber par une agaçante mise en scène des egos. Le rapport des musi- ciens entre eux m’apparaissait aussi comme exemplaire. Une formation, exception faite des grandes, est composée de musiciens égaux, jusque dans leurs salaires, au service d’une création, alors que dans d’autres contextes tout concourt à séparer l’artiste de ses accompagnateurs.

Contrairement à la légende j’ai aussi découvert in fine, une musique qui, retraite venue, restera un peu plus pour moi qu’un excellent mot pour le scrabble.

Michel Audureau, ancien directeur du Petit Faucheux

Le jazz parce que c’est une évidence que l’on ne veut rien faire d’autre… Parce que Duke, Louis, Django, Bird, Ella, Thelonious, Fats… Parce que Guy Labory fait dé ler un paseo d’histoire du jazz dans les arènes de Nîmes, Miles, Dizzy, Sassy, Mingus, Sonny… Parce que la mandoline de mon grand-père, les 33 tours de mes parents, parce que mon professeur de piano n’aimait pas ça, parce que l’humour… Parce que sans le jazz, la batterie n’aurait peut-être jamais existé ; le sourire de Jo Jones, la souplesse du swing. Parce qu’une note sonne faux quand elle n’est pas dans le tempo et qu’elle redevient juste par la magie d’une ronde pointée… Parce que le blues… Parce que Lubat a raison ! Par où ça s’arrête ? Entendre ce que l’on joue, jouer ce qu’on entend, jouer sa vie. Risquer l’imprévu, l’improbable ; improviser au jour la nuit… Parce qu’évasions en solo, solitaire, ou en groupe soli- daire. Parce que langage universel, on se reconnaît et on se retrouve toujours un jour… Parce que le public interpelle au milieu d’un morceau, « oh yeah, come on », et qu’on ne sait pas pourquoi… Le jazz parce qu’Alain Jean Marie connaît des milliers de standards et autant de manières de les harmoniser dans les douze tonalités, et que Herbie en propose d’autres… Le jazz parce que c’est le fondement de toutes les musiques dites « actuelles ». Jazz, musique évolutive à l’écoute, des arts et de l’humanité, fait du bien aux autres et à soi-même. Le jazz parce qu’il vous donne tout et vice versa.

Stéphane Kochoyan, pianiste, directeur artistique de nombreux festivals 

Sans rentrer dans les grandes théories, le jazz, c’est simplement une façon d’être, une façon de jouer… Un état d’esprit, une liberté peu commune, une passion omniprésente et dévorante… À consommer sans modération.

Parce que la densité d’expression de George Adams,
Parce que la magie de la voix de Jeanne Added entre stalactites et stalagmites, Parce que la beauté des chemins buissonniers empruntés par Carla Bley,
Parce que la révolte aux émeutes de Los Angeles par Lester Bowie,
Parce que les gamins studieux qu’ont été David Chevallier et François Merville, Parce que la belle folie musicale de Médéric Collignon,
Parce que le professeur qu’a su être Jean-Claude Fohrenbach,
Parce que l’écriture mélodique de Gabor Gado et l’élégance de Gabor Winand, Parce que la majuscule à l’Accordéon de Richard Galliano,

Stéphane Portet, directeur du Sunset/Sunside

Parce que les voyages autour de la Méditerranée de Renaud Garcia-Fons,
Parce que l’infernal Alain Gibert a fait bouillir la marmite avec le Nelson Mandela Metropolitan Choir,
Parce que le mélange avec les Gnawas de Tanger,
Parce que Daniel Humair est joaillier,
Parce que la musique différente et toujours la même d’Ahmad Jamal,
Parce que Jean-François Jenny-Clark était délicat,
Parce que Steve Lacy était un poète émouvant,
Parce que Jeanne Lee,
Parce que la déchirure, l’espoir, le rêve, la colère d’Abbey Lincoln,
Parce que la rencontre d’Eddy Louiss et de Michel Petrucciani à Souillac, deux soirs de suite, Parce que l’aventure vers Mieko Miyazaki, Mounir Troudi, Dhafer Youssef.
Parce que la musique rageuse d’un Michel Portal,
Parce qu’un soir, il a fallu improviser en attendant Enrico Rava,
Parce que toutes les histoires imagées qu’Aldo Romano, Louis Sclavis et Henri Texier ont ramenées, Parce que Quest m’a donné des couleurs,
Parce qu’Archie Shepp parle le jazz couramment,
Parce que l’exigence d’un Martial Solal,
Parce que l’évolution de la musique d’Esbjörn Svensson,
Parce que tous les effets que fait Erik Truffaz,
Parce que le boubou de David S. Ware,
Parce que le « facteur Barney » Wilen m’a distillé toutes ses notes bleues par une « bella giornata », Parce que le jazz c’est la vie,
Parce que toutes les autres raisons…

Robert Peyrillou, Souillac en Jazz

Nombreux sont ceux qui, comme moi, pensent que, au-delà des déterminismes sociaux et éducatifs bien identi és auxquels il a pu être confronté, ses propres inclinaisons artistiques et particulièrement musicales relèvent plutôt du hasard que d’une logique construite. Qu’une rencontre, une coïncidence fortuite, un choc émotionnel imprévu vont lui ouvrir subitement les portes du monde de l’opéra, du chant harmonique tibétain ou du jazz, alors que ces domaines lui étaient jusqu’alors totalement étrangers… Or, le hasard est orienté. À notre insu, nos oreilles, constamment en alerte, captent des signaux que notre cerveau ne sait pas interpréter tout de suite, mais qui, en fait, guident nos pas, organisent nos rencontres, façonnent nos destinées.

Certes, nous écoutons de la musique ou pratiquons un instrument par plaisir, mais cela n’est pas la seule raison. Les choix artistiques que nous faisons doivent se révéler « utiles ». Quelle hérésie !
Ce que nous écoutons nous « sert » assurément, en nous dotant d’outils d’analyse et de compréhension du monde, de moyens de communication et d’expression de nos sentiments. C’est un prisme au travers duquel va s’organiser notre perception du monde, un « ltre » qui va contribuer à structurer notre personnalité et nous aider à mieux nous socialiser. Cela est loin d’être anodin…

Alors, qu’est-ce qui a motivé le fan de rock/blues « progressif » que j’étais dans les années 1970 à quasiment renier du jour au lendemain ses premières amours et à embrasser fougueusement les musiques de jazz ? Que m’offrait de plus le jazz qui allait me permettre de progresser sur le plan personnel, en tant que musicien aussi bien qu’homme engagé dans la cité ?

Dans les années 1970, nous cherchions en effet notre place dans cette société conservatrice des « 30 glorieuses », citoyens tout juste majeurs dans un pays en pleine mutation qui passait brutalement du rural à l’urbain et du local au global. Un pays qui sortait tout juste de l’ère coloniale et une génération qui se posait déjà la question du métissage. Le rock m’avait permis d’afficher un regard « rebelle », de partager des codes avec une grande partie de mon entourage et de m’af rmer sous le regard de l’autre et de tester mon pouvoir de séduction. Mais tout cela tournait en rond ; le groupe de rock fonction- nait en quasi-autarcie. C’était un cercle fermé presque sectaire où j’étouffais tandis que ma pratique instrumentale stagnait. Il me fallait en sortir. Un faisceau d’indices me conduisit vers la cave du jazz club local. Et c’est là, en dépit d’une forte emprise de la petite bourgeoisie d’alors (pour employer le jargon du temps), qui aurait dû logiquement me faire fuir, que je trouvais ce qui me manquait, l’esprit du jazz. Le jazz connaissait une révolution libertaire (les fameuses « musiques improvisées »), en phase avec les aspirations de ma génération. Tout en faisant exploser les cadres traditionnels, les gures de proue de ce mouvement de rupture ne cessaient de se référer aux grands créateurs légendaires et prétendaient en être les héritiers et s’en inspirer. Il était donc licite de poursuivre simultanément l’exploration de l’univers du blues, d’étudier les lois complexes du bop, les fulgurances coltraniennes tout en pratiquant l’impro totale et sans let…

Trente ans plus tard, à bien y regarder, je ne suis pas certain que ce qu’offre le jazz actuel ne serve de la même manière les générations d’aujourd’hui.

Où est passé l’esprit du jazz ?

Jacques Panisset, ex directeur du Grenoble jazz festival

Pourquoi le jazz ?
Parce que je n’ai pas eu le choix : un impôt émotionnel direct en pleine gueule comme un prélèvement musical et poétique obligatoire.

Parce que le jazz, c’est s’affranchir : briser le joug, briser les chaînes, composter, débarrasser, décharger, déconsigner, dédouaner, défaire, dégager, dégrever, délier, délivrer, détaxer, éman- ciper, exempter, exonérer, franchir, informer, initier, libérer, mettre au courant, mettre au parfum, racheter, rédimer, renseigner, surtaxer, taxer, timbrer, mettre en liberté…

Parce que le jazz est un état d’esprit, une manière d’être. Dire de l’allégresse et du refus.
C’est peut-être ça le jazz : du renoncement jubilatoire ?

Lâcher prise ?
Oui, c’est peut-être ça le jazz aussi. S’abandonner.

Pourquoi le jazz ?
Ce serait à refaire aujourd’hui, sincèrement, je n’y retournerais pas. J’ai le sentiment que cette musique-là, le jazz en marche j’entends, celui qui habite l’héritage donc qui s’en affranchit, fonce aussi frontalement dans le mur de l’incompréhension que le poète va au suicide.

Et pourtant, j’y crois toujours : la magie du geste improvisé, cultivé, est unique. Inouïe, parfois.

Mais je ne l’aime guère cette musique quand elle se répète, quand elle bégaie, quand elle fraye avec les têtes de gondoles.
Cette musique-là, pour moi, n’est pas le jazz.

Le jazz est une mémoire vive, érudite et qui dit de son époque pour peu qu’on l’entende. Ce serait à refaire, vraiment ?

J’y retournerais quand même — tête baissée — plus méchant qu’aujourd’hui — même pas sûr — fragile toujours, après avoir acheté une vigne, des volailles, et des cochons nourris aux glands et aux châtaignes.

Pata negra. Blanc et noir.

Philippe Ochem, pianiste, directeur de Jazzdor Strasbourg et de Jazzdor Strasbourg-Berlin

 

Parce que cette musique, découverte à l’adolescence au milieu des années soixante avec les derniers disques de John Coltrane, a été toujours ma source de vie et ma part de rêve !
Depuis 1976, c’est aussi une compagne très exigeante, car toute ma vie a été construite en fonction des concerts et des festivals que j’organise, des articles écrits, des émissions de radio réalisées, des photographies exposées ou publiées… Une douce et sublime addiction dont je ne peux plus me passer et que je ne peux oublier que dans les bras de ma compagne aimée, même si là encore je peux rester saisi par la mélodie inoubliable du « Lonely woman » d’Ornette !

Armand Meignan, ex directeur de l’Europa jazz Festival

 

Parce que, simplement par hasard, tout petit, je suis tombé dedans, « live » au festival d’Antibes (1962). Sur scène Dizzy Gillespie (avec Léo Wright et Lalo Schiffrin), ses joues gon ées et un son de trompette proprement inouï, littéralement stupé ant. Pour moi, un authentique choc, la conviction dé nitive qu’une expression musicale libertaire était possible et le début d’une relation passionnelle qui ne s’est jamais démentie depuis. Alimentée par une forte curiosité naturelle, ladite passion s’est très rapidement trans- formée en une « collectionnite » aiguë (le peu de concerts, à cette lointaine époque, dans mon Vaucluse natal, entraînant un phénomène de compensation par accumula- tion de galettes vinyles). Laquelle, au bout du compte, a servi de déclencheur à l’envie pressante d’ouïr en chair et en sons les musiciens découverts sur ces bons vieux LPs qu’il était, en ce temps-là, relativement facile de se procurer auprès d’une valeureuse confrérie aujourd’hui moribonde : les disquaires.

De l’ensemble de ces événements fondateurs découle, avec l’aide de deux amis parta- geant le même type de lubies, l’initiative (relativement inconsciente, mais déterminée) de fonder l’AJMI (1978) à Avignon. C’est donc ainsi, qu’au l du temps et du développe- ment de l’association, le jazz n’a plus jamais cessé de faire partie intégrante de ma vie personnelle et qu’il a progressivement occupé aussi la totalité de ma vie profession- nelle (depuis 1995). Et ce n’est qu’un début…

Jean-Paul Ricard, fondateur de l’AJMI

Mais parce que vital !

Parce qu’amour, rires, larmes, émotions, joie, tendresse, enthousiasme, silence… sensualité, sexualité, pudeur, liberté, rêve, phantasme, intimité, inspira- tion, respiration, prise de parole, prise de risque, communauté, tension, détente, recueille- ment, question, réponse, suspens, retenue, délicatesse, swing, exhibition, improvisation, mouvement, cadence, mesure, tempo, rythme, geste, danse, transe, noire, bleu, Afrique, Amérique, Nouvelle-Orléans, Chicago, Kansas City, New York, Paris, Stockholm, Milan, Tokyo, partout, ailleurs, là aussi, toi aussi, toi encore… Parce que free, soul, funk, bebop, negro spiritual, gospel, ragtime, New Orleans, stride, boogie, blues, rhythm’n’blues, hard bop, cool, third stream, fusion, world, plus loin encore… Parce que Louis, Bessie, Dexter, Cootie, Duke, Earl, Barney, Sidney, Bix, Jelly Roll, Count, Big Bill, BB, Fats, Bean, Pres, Lady Day, Ella, Sarah, Dinah, Anita, Fletcher, Benny, Artie, Django, Stéphane, Charlie, Illinois, Arnett, Bird, Dizzy, Max, Sphere, Klook, Erroll, Lionel, Gerry, Chet, Jimmy, Paul, Dave, Art, Miles, Sonny, John, Nat, Ray, Stan, Gil, Ornette, Abdullah, Gato, Hermeto, Bill, Michael, Keith, Jan, Joe, Carla, amis, intimes… Parce que corps et âme, choses folles et tristesse de Saint-Louis… Pourquoi le jazz ??? Quelle drôle de question ? Mais parce que la vie !

Jean-Michel Proust, programmateur de Jazz au Phare, saxophoniste.

La tentation est grande de répondre seulement « parce que ». Comme un gamin qui est trop étonné qu’un adulte cherche une réponse tellement évidente… Mais bon, tentons une analogie. Sur le ring, vous sentez l’adversaire à votre portée. Vous pensez à vos appuis, vous bougez, vous anticipez ses mouvements, tout va bien. Et d’un coup, paf, un direct du gauche venu d’on ne sait où. Sec, imparable. Ça vous est déjà arrivé ? Moi, oui. Après, vous êtes nettement moins vaillant. KO debout, c’est l’expression. Et beaucoup plus modeste. Mon premier jab du gauche, je l’ai encaissé à 4 ans, en écoutant Fats Waller. Je ne l’écoute plus très souvent (c’est pas bien) mais il m’a emmené vers d’autres horizons depuis. Je ne lui ai pas toujours été dèle, j’aime beaucoup d’autres musiques, mais je nis tou- jours par remonter sur le ring pour en découdre avec lui. Et par prendre des coups… Crochet du droit de Charlie Parker, uppercut de John Coltrane, mais j’insiste, et je me relève à chaque fois. Je combats pour le titre !

Bon, d’accord, je pourrais parler de la beauté de la musique, du plaisir d’improviser ensemble, de faire partager ces moments de magie… Du baratin, tout ça. Le jazz, c’est Mohammed Ali à Kinshasa, en 1974. Grande gueule, beau, fort et invincible. Irrésistible !

Francis Le Bras, ex ditrecteur de Reims Jazz Festival

          5) Agents et tourneurs

Pourquoi PAS le jazz ?
« La musique des pauvres, pour enrichir les riches. »

Dans des couchers de solos Ils échangeaient leur vie Contre des surdoses de génie.

L’ART y gagnait en swing
Mais autour de minuit
Combien d’amis y perdirent leur vie.

L’inventeur du troisième set N’était certainement pas Le trompettiste
À la lèvre qui saigne.

La liberté,
Au prix d’un chorus mal payé. N’avait certainement pas
Le goût d’un grand cru classé.

Il y a des caves
Où le sang de l’homme N’arrive pas à se mélanger.

Les yeux rougis, Par la fatigue.

Des nuits chimiques
Ont fait grandir L’abolition – Harmonique.

Nous avons, enfin pu célébrer Le FREE.

À Haight Ashbury,
Sur des beats – Génération. Fleurissaient, sous perfusion Les « soft » Machine Fusion.

« Quand le père fusion, la messe câline »

– Weather Report – Cool – au beau xe.
– Mahavishnu cherchait encore sa Shakti – La lle d’IpanéMarne
Fardait son âme à l’ayahuasca.

On croyait tenir la bonne ligne…

Hélas…
Les monstres… Partis.
Que reste-il de ces grands vides ?

Pâles copies, d’une mauvaise série…

Aujourd’hui…
Loin du droit civique La morale s’organise.

Une poignée de sourds Prennent en main
Nos addictions ludiques.

Premiers pupitres de l’industrie. Ils t’expliquent
Comment le score s’écrit.

Eux qui ne font pas la différence Entre une blanche et un noir.

Des – Si – Dément…
La musique perd de sa magie.

Le JAZZ lui…
Du haut de son paradis – Sourit.

Alors…
Pourquoi le jazz… Pourquoi PAS le jazz.

Christian Pégand,

Le jazz? Dans un premier temps par hasard, au gré du vent et des rencontres de la vie. Mais avec du recul : par improvisation, parce qu’il n’y pas de hasard, juste des ren- contres. Parce que cette musique et ceux qui la font portent en étendard une envie de vivre pour ce qu’ils défendent, au prix d’un sacri ce souvent important, et donc une forme de résistance qui rend ce milieu – cette musique, les musiciens et ceux qui les aident à faire leur métier – unique et enthousiasmant.

Pascal Pilorget, GiantSteps

J’aime le jazz parce que c’est une musique exigeante surprenante passionnante, tou- jours en mouvement et qui ne laisse d’autre choix que l’excellence.
Qu’est-ce qui est du jazz ? Qu’est-ce qui n’en est pas ? Finalement l’absence de réponse donne une souplesse d’appréciation, laissant place à une ouverture d’esprit propice à avoir une bonne part d’improvisation dans son approche du métier.

Pourquoi je travaille dans le jazz ? Pas pour l’argent, pas pour la gloire Je travaille dans la musique depuis 35 ans par choix, et par passion, mais ce sont les hasards du parcours professionnel qui m’ont amené à devenir producteur de jazz.
J’ai trouvé dans le jazz (depuis 15 ans) un milieu dans lequel je me sens bien. J’y ren- contre des gens que j’apprécie et ce beaucoup plus que dans les autres milieux musi- caux dans lesquels j’ai pu évoluer. C’est un métier à l’équilibre fragile où le producteur évolue comme un funambule entre exigences et espoirs d’artistes angoissés aux egos parfois démesurés et logiques de diffuseurs aux préoccupations beaucoup plus prag- matiques : « Est-ce que je vais remplir ma salle, est-ce que ça va plaire à mes tutelles ? » C’est un challenge permanent et donc excitant que de participer à faire vivre des projets artistiques dont la réalité économique est pour le moins aléatoire. Les mécanismes mis en place pour y parvenir sont fascinants par leur complexité, induisant la nécessité du rôle de producteur/manager d’artistes.

La passion est bien sûr nécessaire pour rester dans cette profession qui ne connaît pas de saison morte. Le jazz est en nous en permanence ( je ne sais plus ce que veut dire le mot week-end et j’ai un vague souvenir du mot vacances) avec ses succès et ses échecs, ses satisfactions et ses déceptions, mais qui pourrait se plaindre de vivre son métier à 120 %… Le souci pour moi c’est peut-être juste de trouver le temps d’arrêter parfois ce rouleau compresseur d’informations qui arrivent dans une journée, pour prendre le temps de ré échir et de répondre à une question simple comme « Pourquoi le jazz ? »

François Peyratout, Nemo

Pourquoi le jazz, hein ?
J’ai découvert le jazz dans la discothèque de mon père, puis à travers le mouvement d’intrusion de certains musiciens en direction de la pop progressive à la n des années 1960, Miles, McLaughlin, Ponty, Coryell… Par la suite je m’y suis intéressé en profondeur, au point de créer une association d’organisation de concerts. Cela m’a permis de ren- contrer de nombreux musiciens de toutes origines et styles. Puis j’ai entamé des collaborations nationales et finalement européennes avec leurs agents, souvent basés à l’étranger et sans visibilité sur le réseau français des créateurs de dé cits associatifs… !! Ma rencontre avec Michel Petrucciani en 1986 m’a décidé à aller de l’avant. Par delà sa musique déjà exceptionnelle, c’est sa détermination, son humour et sa personnalité chaleureuse qui m’ont séduit. J’ai abandonné mes autres activités pour développer sa carrière. Bien au-delà d’un travail très prenant, c’est devenu une vocation passionnelle. J’ai également été agent de Dee Dee Bridgewater, Martial Solal, Jean-Luc Ponty, manager de Ray Barretto, Miroslav Vitous, John Lurie, Roy Haynes, suscité le retour de Magma ou plus récemment lancé la carrière jazz de Manu Katché par exemple. Bien que les trois dernières années de la vie de Michel Petrucciani, je ne me suis plus occupé que de lui à  sa demande, ces activités multiples représentent une masse de travail dont je me suis souvent demandé si elle ne trahissait pas une forme de masochisme… !
D’organisateur amateur bénévole, et disons-le relax, j’ai dû évoluer vers un statut de chef d’entreprise, créateur d’emplois et de valeur ajoutée, serial signataire d’accords divers et variés écrits en tout petit, tour à tour harcelé et harceleur, surmené et croulant sous la paperasse suspicieuse et délirante de nos chères institutions… C’était bien loin des idées de ma jeunesse ou du pro l d’universitaire tranquille que je pensais me bricoler, mais ma vocation à double tranchant passait par là. J’ai n’ai eu de choix que d’assumer.

Le charisme de Michel Petrucciani m’a donc conduit vers une carrière à laquelle je n’au- rais jamais songé. Je ne sais si la musique de jazz en a réellement été le moteur, mais plutôt les êtres humains qui la jouaient. Au fond je n’aime pas le jazz plus qu’une autre musique. Mon engagement est quelque part plus opportuniste que raisonné. Cela aurait tout aussi bien pu être le baroque, le reggae ou la littérature, comme je m’y destinais auparavant.

Je ne sais si je serai le seul de mes confrères à exprimer que je suis un peu là par hasard ? C’est pourtant ce que je ressens, et ce qui m’a permis de garder à mon attrait pour le jazz une certaine fraîcheur. Essayer de ne pas être le tâcheron qui spamme, gratte le papier, baratine, stresse — et tout de même prend violemment son pied — mais aussi un de ces personnages légers et évanescents qui pérégrinent presque en dilettante dans les romans de Queneau ou Blondin, c’est au fond cela l’essentiel de ma jazz attitude.

Bernard Ivain

Ça commence par une désobéissance. J’ai treize ans, les parents sont sortis, nous laissant devant Thierry la Fronde, avec injonction d’aller au lit dès la fin de l’épisode. La tentation est trop grande d’aller voir ce qui se passe après : Ella Fitzgerald en direct d’Antibes. Je ne connais rien au jazz, mais ce qui se passe là me cloue sur mon siège. Un plaisir saisissant, de l’ordre de l’émotion pure, avec une dimension qui échappe à tous mes repères familiers : l’absolue liberté dans le risque de l’instantané. Je sais alors que ma vie sera désormais portée par un nouveau désir : retrouver au plus vite l’intensité de ce premier moment.

Je saisis ensuite toutes les occasions d’explorer cette musique. Au plaisir émotionnel s’ajoute le plaisir intellectuel. Le mouvement des droits civiques et 68 sont entre-temps passés par là, avec l’éveil parallèle d’une conscience politique, où se confirme mon affinité profonde avec ce qui se joue là, sur les multiples territoires de liberté dont il est question. Certaines rencontres, qui ne relèvent pas toutes du hasard, feront le reste. J’apprends au milieu des années 1970 la création de la première école de jazz en France. Je vais frapper à la porte du CIM et décide de m’embarquer dans l’aventure aux côtés d’Alain Guerrini. Je sais aujourd’hui que, derrière cette porte, j’ai en n trouvé un monde qui deviendra, pour la vie, ma nouvelle famille et ma vraie maison. La plus belle partie de l’histoire est évidemment la chance qui m’a été donnée d’y rencontrer certains musiciens que j’écoutais depuis longtemps, bien avant d’imaginer un jour accompagner leur travail.

Je ne mesurais alors pas que s’amorçaient là les plus ardentes années militantes, où tant de passionnés se fédéraient activement pour donner au jazz la place qu’il mérite. Que les années 1980 permettraient de grandes avancées vers la réalisation de certains de nos rêves : davantage de moyens, de festivals, de lieux de diffusion, une place accrue dans les médias, la conquête de nouveaux publics. Que les années 1990 marqueraient une étape dans la professionnalisation de notre secteur : développement des réseaux, mise en place de nouveaux statuts et de nouvelles missions pour les diffuseurs, les artistes et les agents. Et émergence d’une nouvelle génération de musiciens talentueux issus des écoles ou classes de jazz au sein des conservatoires – et d’une plus grande concurrence. J’ai mieux pressenti, avec la transformation progressive du paysage, que le tournant du siècle amorçait le retour des grandes périodes de crise : crise politique, économique, crise de l’intermittence, du disque, de la presse. Impossible d’ignorer la remise en cause de certains acquis fondamentaux, la désillusion de musiciens en grande précarité, le désarroi des programmateurs face à la baisse constante de moyens, l’inévitable tentation de privilégier des artistes plus « vendeurs », la réduction de l’espace dévolu au jazz dans les grands médias ou la disparition de certains supports spécialisés. Le jazz, d’abord objet de passion, est parfois aussi devenu l’objet d’autres ambitions. On réalise pourtant, à la lumière de ce qui est en train de se produire, qu’il n’a pas pour autant perdu son âme et reste toujours un lieu possible de vraie résistance – en particulier là où la rigueur et l’exigence artistiques prévalent encore.

Ces derniers temps, lorsque j’entends des organisateurs me proposer pour les artistes que je représente des cachets qui n’atteignent pas la moitié de ce qu’ils gagnaient il y a trente ans, quand réapparaît l’aimable sous-entendu que se passer d’agent permettrait d’appréciables économies, j’ai l’étrange l’impression d’être revenue au début de mon parcours, où l’essentiel était encore à construire.

À la question « pourquoi le jazz ? », je peux pourtant toujours répondre : s’il faut de nouveau pour cette cause redevenir militante, je pense avoir encore quelques réserves d’énergie. Car malgré les difficultés, pour tout ce que cette musique a apporté et apporte encore à ma vie, pour le plaisir que je prends à la voir évoluer sans cesse en compagnie des musiciens, si c’était à refaire, je n’hésiterais pas une seconde !

Martine Palmé, Initiales

Le jazz pour la musique, oui, bien sûr. Celui d’hier mais en particulier celui d’aujourd’hui, celui que je partage : le jazz en France, sans souci d’identité nationale. Le jazz sera heureusement toujours une terre d’accueil pour toutes les cultures.
Le jazz pour les jazzmen et les jazzwomen, pour leur générosité ultime. flLeur fragilité, leur énergie, leur génie (parfois) livré en direct et à chaque concert, sans pudeur ni retenue, partagé avec les autres musiciens et le public, me transportent. Chaque chorus est un don unique, un cadeau.
Puisque j’ai l’occasion de m’exprimer, je vous remercie pour tout le plaisir que vous nous offrez.

Ce plaisir-là, je voudrais qu’il soit accessible au plus grand nombre.
Cette musique essentielle doit être reconnue d’utilité publique, elle est l’exemple d’une démocratie à l’oeuvre.
Les décideurs devraient faire une place digne à cet art de la scène qui n’a pas les budgets qu’il mérite. Pourquoi ? Par ce que c’est une pratique qui échappe aux institutions ? Mais c’est justement ça qu’on aime ! Et c’est cette liberté que l’on doit soutenir et conserver coûte que coûte.

Sophie Simon Bex, Puls’Action

Parce que ni Dieu ni maître !
Et par goût de la liberté en musique, et ailleurs, de l’innovation, de l’improvisation… and what’s the fuck !
C’est pour moi dans ce genre musical, nous sommes encore dans un genre malgré tout, que mon goût pour la transversalité et une certaine excellence en musique est le mieux satisfait. Alors va pour le « jazz » !
Que depuis une vingtaine d’années mon activité professionnelle m’ait immergé dans ce monde est une sorte de « hasard objectif ».
C’est à l’âge de 12 ans que je suis devenu copain avec le batteur des Vipères lubriques de Massy-Palaiseau (vrai !), et il me fit plonger dans l’univers de Jimi Hendrix, des Cream et de quelques autres, puis ce fut le grand bain…

Finalement et pour faire court, je vins donc au jazz en passant par Massy-Palaiseau et le rock ! Depuis, sans avoir jamais voulu être musicien, la musique me précède et m’accompagne, et les musiciens sont mes partenaires de jeu préférés. Certainement !
Manière de leur rendre, à tous, professionnels ou non, connus ou non, disparus ou non, d’ici ou d’ailleurs, ce que leur compagnonnage assidu m’a apporté. Et puis l’histoire de cette musique, son inscription au cœur de l’émancipation, qui allie le profane au savant, en convoquant tous les mélanges, toutes les origines, tous les langages me semble parler à hauteur d’homme.
Un homme des sens, de l’intelligence et du corps. Inattendu, mythique, visionnaire, contestable, multiple… alors le « jazz » ça me va !

Thierry Virolle

Dans mes plus lointains souvenirs d’enfance, je me souviens de cette grande pièce de musique dans la maison familiale, où trônaient un piano à queue, une contrebasse, des guitares, une batterie. Tous les week-ends, c’était la jam à la maison. Cela sentait le feu de bois, le bon vin, on entendait des rires et des éclats de joie. Je ne voulais jamais aller me coucher, je restais fort tard en cachette en haut de l’escalier à écouter ces fêtes dominicales où le jazz régnait en maître.

Un peu plus tard, un ami de mon père débarqua magistralement à la maison, je devais avoir 14 ans… je me souviens qu’il avait une jaguar type E jaune canari, un projecteur de cinéma et des dizaines de bobines de lms à l’arrière de sa voiture. Je découvrais Bud Powell, Bill Evans, Thelonious Monk, Billie Holiday, Erroll Garner, Miles Davis et John Coltrane. Une vraie piqûre de jazz ! Cet ami s’appelait Francis Paudras, et son amitié avec Bud Powell inspira largement le film de Bertrand Tavernier Autour de Minuit. Je passais mes vacances et les plus grands moments de mon adolescence dans sa belle maison que nous appelions la Cure à Antigny, dans la Vienne, et j’ai regardé des cen- taines d’heures d’archives de jazz. Francis programmait dans un club de jazz parisien (aujourd’hui disparu, le Magnetic Terrace), et l’étudiant fauché que j’étais avait toujours sa place à table à côté des grands musiciens et dans le club.

Quand je repris l’affaire familiale de pianos, je me concentrais sur la fourniture de pianos de concert, m’endettais plus que de raison pour acheter un beau Steinway. Le succès fut assez rapide. Je commençais à fournir en tournée en France, beaucoup de festivals et des pianistes reconnus comme Keith Jarrett, Herbie Hancock, Chick Corea. Je garde de cette période un souvenir merveilleux. Dans un petit camion inconfortable, nous cour- rions la France entière, j’avais la chance d’être proche de mes héros…

Un jour, je me suis retrouvé en studio avec mon ami Jacky Terrasson. Nous lui avions amené un très beau Steinway, et un fabuleux piano Fazioli. Nous avons passé 10 jours en studio pour enregistrer l’album À Paris. Je découvrais ainsi un univers inconnu : celui de la création d’un disque.

J’abandonnais mes pianos, et partis dans une agence de booking pour apprendre le métier chez le manager de John McLaughlin (dont je devins le tour manager). J’ai vite décidé de monter mon agence. Mon premier artiste fut Jacky Terrasson. Ce fut une époque formidable, d’amitié, de voyages et de concerts. D’autres artistes rejoindraient rapidement l’agence, Monty Alexander, Giovanni Mirabassi. Jusqu’à aujourd’hui, où je suis devenu le manager de John McLaughlin, ou encore d’un jeune inconnu à l’époque, Yaron Herman.

En fait, je ne sais pas dissocier la présence du jazz dans ma vie personnelle ou professionnelle. Le jazz est dans ma vie, depuis toujours, naturellement. J’écoute cette musique qui m’est aussi nécessaire que de respirer. Elle est ma passion, mon travail, certainement l’une de mes raisons de vivre.

Christophe Deghelt

Didier Lockwood ©Photo Jean-François Grossin

Le jazz, c’est évidemment une rencontre.
Le jazz tout seul se fait dificilement.
On peut être seul sur scène, mais on est entouré. Du public, de son producteur, son attaché de presse, son chef de projet, son éditeur, son tour manager, son masseur ou son coiffeur, pour les plus chanceux.
Le tissu social est riche tout comme l’est le circuit culturel, particulièrement en France. Nous avons la chance de parcourir le monde avec les artistes et souvent nous revenons à ce constat, cette évidence : la France est un pays de prédilection pour le jazz.
Alors, pourquoi le jazz ?
Noir et blanc.
C’est une richesse, un inépuisable trésor de vie, d’échange et de musique
Même si parfois on peut être déçu par l’artiste en tant qu’être humain, on l’est rarement par sa musique. Bref, cette aventure sans frontières permet des rencontres marquantes et autorise la proximité avec des individus merveilleux avec lesquels on a parfois le bonheur de travailler.

Reno Di Matteo, Anteprima

 

Parce que ce n’est pas à la mode, parce que c’est libre, parce que c’est passionné, sensuel et pensé. Parce que j’ai eu la chance de souvent travailler avec des « grands » et que j’ai appris autant de leur personnalité que de leur musique.

Geneviève Peyregne

 6) Producteurs phonographiques

Pour Vivre

Philippe Ghielmetti

A priori la question semble incongrue, vaine, naïve, enfantine. Pourquoi le jazz ? Pourquoi le soleil ? Pourquoi la galaxie ? Il n’y a pas à discuter… C’est un des éléments de la vie… on en prend bonne note… point.
Le jazz est un fleuve dont on détermine désormais avec une certaine précision la source. On connaît les principaux af uents qui le nourrissent, l’enrichissent, en modi ent par- fois le cours paisible. On sait dans quelles ravines il a parfois creusé son lit, les barrages qu’il eut à franchir, les vastes plaines dans lesquelles il faillit se perdre avant de venir enrichir en s’y précipitant, l’océan de la musique… On sait aussi les phénomènes de pollution qui l’affectent, ce que certains y déversent sans aucune vergogne, sans aucun respect, sans aucune reconnaissance, sans aucune conscience. Et que dire des tentatives de détournement, de canalisation, d’exploitation à des ns douteuses, de changement obligé d’identité au passage de certaines frontières… Sans compter les nombreux faire- part con rmant sa disparition. « Jazz est mort à Huntington le 17 juillet 1967 »… « Jazz s’est noyé dans l’East River le 5 novembre 1970 »… « Jazz est ressuscité le troisième jour et coule désormais des jours paisibles à Uzeste bien à l’abri de l’Amusique »… « Jazz ne bat plus que dans le cœur d’Archie Shepp, mais pour combien de temps encore ? ». Alors « Pourquoi le jazz » ? pour vous, pour moi, pour eux… pour tous ceux de demain qui souhaiteront respirer un vent de liberté.

Alain Raemackers, ex Chant du Monde

Le jazz est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser. Le jazz vient, s’en va, puis il revient, tu crois le tenir, il t’évite, tu crois l’éviter, il te tient. Le jazz est enfant de Bohème certes, mais il connaît des lois ! Si tu l’aimes trop, prends garde à toi… En un mot, le jazz sans passion, à quoi bon ? Inutile de préciser que l’auteur de ces lignes a adopté le jazz avant toute autre forme de musique.

Un producteur de jazz est-il mécène de son argent plus que de son temps ? Gagner de l’argent avec le jazz demande un vrai talent, alors que le dépenser relève plutôt d’une culture. Il est souvent vain de proposer ce qu’il convient de refuser. Le label Space Time Records est d’abord dèle aux musiciens du « jazz canal historique » sans ne jamais oublier l’ombre tutélaire de ceux qui l’ont adoubé. Le même producteur est ouvert au « jazz global » de la mondialisation, et il traque sur ses écrans radars aussi bien le « jazz bionique » que les poussières de stars…

Le jazz, c’est très simple : « Just a people music », une somme d’histoires et de personnages, de rencontres et de hasards, plus ou moins nécessaires, plus ou moins réussis. Le « monde du jazz » est un circuit avec des familles qui fonctionnent parfois au diapason ; en tout cas, l’économie du jazz tient d’une improvisation collective où toute aventure individuelle est puérile et fugitive (question de swing, à deux c’est mieux qu’en solitaire, et à plus, c’est mieux encore !).

En résumé, tant que le jazz te tient éveillé le soir et te motive le matin en sortant du lit, le pourquoi du jazz n’est que conjectures…

Xavier Felgeyrolles, Space Time Records

Pour le respect éternel que nous devons à ces dynasties de musiciens qui descendent tous en ligne directe ou indirecte de Billie Holiday et de Son House, divins apôtres du désespoir transcendé. Pour la transe de Coltrane, les montées au paradis de Chet, et aussi la voix ambrée de Caetano Veloso, la soul de braise de James Brown, les riffs incandescents de Keith Richards, le groove électronique de Supersilent. Car toutes ces musiques viennent du blues et du jazz. Pour l’art du dépassement, de Cecil Taylor Jac Berrocal, pour tous ceux qui nous élèvent l’âme en nous faisant flirter avec l’excès et le… trop beau.

Pour la fierté de contribuer à faire connaître des artistes et leurs disques tous plus passionnants les uns que les autres. Pour avoir frémi en frôlant Sonny Rollins, un soir d’été moite, juste avant qu’il ne monte sur la scène du théâtre antique de Vienne. Pour les relations de travail et d’amitié avec des producteurs, des musiciens, des journalistes, des agents, des patrons de salles et de clubs, des collègues, des attaché(e)s de presse. Pour l’équipe fabuleuse du Tremplin jazz d’Avignon ! Pour venger aussi tous ceux, artistes et salariés, que les grands patrons des majors ont jetés sur le trottoir, en s’abritant derrière une crise qui est avant tout une crise des portefeuilles de leurs tristes actionnaires.

En résumé : pour continuer à respirer, à tanguer, à vibrer. Pour l’amour et le sexe. Pour refuser le médiocre et le laid. Pour garder la tête haute. Pour mes deux enfants magni ques. Pour tenir la main de ma bien-aimée en écoutant Jimmy Scott, Donny Hathaway, Tigran Hamasyan, Toumani Diabaté, et tous les autres. Voilà pourquoi le jazz : pour vivre, et donc pour ne pas mourir.

Pascal Bussy, ex directeur de Jazz Village

 

Au départ, je dirais qu’il y a la découverte très jeune du surréalisme, écriture mais aussi peinture, des liens avec l’inconscient, de Robert Desnos en fait. Pendant ce temps-là, j’écoutais Stockhausen, Frank Zappa, Edgar Varèse, Soft Machine, Gong et Stravinsky. L’écoute du jazz, c’est arrivé, vers 18 ans, en fait au moment où j’ai commencé à essayer de mettre ça en pratique en développant l’association libre, d’un point de vue artis- tique, mais au quotidien surtout. Un jour j’ai acheté, par hasard bien sûr, sur un disque de Coltrane, « Meditations », un peu compliqué pour découvrir, mais ça a vraiment débuté comme ça. Et sans cesse j’équilibrais mes découvertes américaines (Éric Dolphy, Ella, Fats Waller, Steve Lacy) avec des découvertes européennes (Willem Breuker, Evan Parker, Brotherhood of Breath). Les premières m’impressionnaient, je préférais les secondes. Ce qui m’intéresse dans le jazz, c’est surtout la façon dont ça se déroule, qu’il y ait des contraintes ou non, un programme ou un mode opératoire prédéterminés ou non. C’est en suivant comment Steve Lacy était sorti du free (Sortie) que j’ai commencé à m’inté- resser aux diverses formes de « préparations » à l’improvisation et qui font que Lacy, Braxton, Sun Ra, Fletcher Henderson, Roland Kirk, l’Art Ensemble ou Hampton Hawes ont vraiment créé des mondes pour moi uniques. Parmi les disques que j’ai produits, je dirais ça de BFG, (Bex, Ferris et Goubert). Unique, uniques.

Le jazz, enfin, parce que c’est la seule musique ouverte sur les autres musiques : sur les musiques classiques et contemporaines, sur le rock et les musiques binaires, l’électronique aussi ; parce que c’est un très beau carrefour, que j’y passe tous mes jours, mais pas toujours au même endroit ni dans le même sens.

Et c’est aussi là que j’ai rencontré le diable, bien sûr.

Patrick Schuster, Naïve

Sandra Nkaké ©Photo Jean-François Grossin

Répondre personnellement à cette question c’est se retourner pour convoquer ses souvenirs d’adolescence. Comment, au sortir d’une enfance bercée par d’autres accords, découvre-t-on ce nouveau territoire ? Pourquoi, après avoir traversé un jardin à la française, pénètre-t-on sans prévenir dans la jungle ellingtonienne ? Autant de questions dont les réponses s’inscrivent en terme de hasard donc de rencontres. La suite vous apprend que le jazz est bien plus que de la musique. Le jazz est une manière de voir, de respirer, d’appréhender la vie. On parle à juste raison de « jazz attitude ».

Produire du jazz est une autre forme d’aventure où le hasard est là aussi déterminant. « On ne naît pas producteur, on le devient ». Par défaut. Sans doute pour ne pas avoir renoncé à jouer un rôle dans un processus de création où l’artiste règne sans partage. Il serait ennuyeux de s’attarder sur les périls de l’exercice, la dif culté à atteindre les points morts des budgets, la part de risque qui commence au niveau des choix. Faire vivre un petit label indépendant implique une passion qui dispense parfois d’être raisonnable. Une passion qui ne saurait s’exprimer sans le compagnonnage des musiciens et des ingénieurs du son notamment. S’affranchir le plus souvent possible de toute contrainte est un luxe. Un grand éditeur comme Christian Bourgois avait pour habitude de dire « Je n’ai aucune idée de ce que souhaite le lecteur, et de toute façon ça ne m’intéresse pas ». La suffisance du propos n’est qu’une apparence. Débarrassée de tout cynisme commercial, cette attitude traduit en fait le plaisir de faire partager ses découvertes, de trouver sa famille, de fuir la facilité. Dans ces contrées, l’absence de marketing devient affaire de morale.

Ce parcours respecte en fait les règles qui régissent l’improvisation. Il faut simplement laisser le cœur écouter. Il peut même permettre de vivre des situations mémorables. Si l’adolescent évoqué plus haut avait pu imaginer qu’un jour, par un bel après-midi d’été, en voiture, il chanterait un brandebourgeois avec Lee Konitz, il aurait sûrement décrété que cette aventure valait la peine d’être vécue.

Jean-Louis Wiart, Axolotl Jazz

7) Chercheurs et musicologues

Parce que c’est une musique qui pulse, qui bouge et qui avance sans discontinuer : antidote parfait contre l’immobilité, l’immobilisme, et toutes les formes de déprime ou de baisse de régime. Un petit jazz vaut plus que le whisky, le café, les cigarettes et le rail de coke réunis. Le développement durable avant la lettre, en quelque sorte.

Parce que c’est une musique qu’on peut toucher, caresser, embrasser : antidote contre la tiédeur. Ce que j’aime chez John Coltrane ou Miles Davis, c’est autant la matérialité et la densité du son que les notes jouées. C’est épais comme du platine, et c’est doux comme de la plume d’oie.
Parce que c’est une musique qui fait rêver en même temps qu’elle est ancrée dans le réel. J’aime autant écouter la musique que tout ce qui l’accompagne : la respiration des musiciens, les bruits du studio, les conversations du public, l’ambiance du dehors. En un mot et sans grandiloquence, la vie.

Ludovic Tournès, universitaire, auteur de « New Orleans sur Seine (histoire du jazz en France »)

Voilà bien une question que je ne me suis jamais vraiment posée.

D’emblée le jazz fut pour moi une sorte d’évidence qui n’exigeait pas qu’on l’interroge.

Du moins pas dans le sens métaphysique qu’induit la forme du « Pourquoi ? ». « Comment ? Où ? Quand ? Avec qui ? ». Peut-être… Mais « Pourquoi le jazz ? » Jamais ! La question « pourquoi » pré- suppose une transcendance et nous renvoie à un ailleurs préexistant, à un préalable, qui viendrait justi er la présence de l’objet que l’on considère et permettrait d’en rendre compte. Cette perspective ne sied pas à ma façon d’aimer le jazz. Si le jazz résiste aux catégories de l’esthétique, c’est dans la mesure où son plan d’immanence déjoue les aspirations à la transcendance qu’on voudrait lui faire porter, et dont notre théorie de l’art reste friande. Que le jazz fut sans « pourquoi » explique la genèse scandaleuse de son apparition aux oreilles de l’Occident qui n’en sont toujours pas revenues.

Si le jazz m’est précieux, c’est qu’il constitue l’occasion de tous mes autres question- nements. Le jazz a fait de moi un philosophe inversé. Traditionnellement la philoso- phie interroge l’évidence avec laquelle les objets nous apparaissent. C’est la philosophie même que le jazz m’a incité à questionner ; à envisager ce qu’elle nous dissimule ; à rendre sensible la part de « doxa » qui fonde son entreprise. Une façon afro-américaine de dire synthétiquement les choses : le jazz « signifie » l’Occident. C’est ce qui le rend vertigineux.

Christian Béthune, professeur de philosophie, auteur de Charles Mingus (Éditions du Limon – Mood Indigo, Parenthèse, 95), Sidney Bechet (Parenthèses, 97), Adorno et le jazz (Klincksieck, 2003) et Le Jazz et l’Occident (Klincksieck, 2008)

Le jazz sans doute parce qu’il nous rappelle qu’il n’y a de tête sans corps ni de corps sans tête.

Le jazz, parce que l’individu n’y existe vraiment que par le collectif ou, s’il se risque à jouer seul, par la remise en jeu de lui-même.

Le jazz, où la perfection est sans cesse minée – ou révélée – par l’aléa, par la toute puissance de l’instant. Parce que l’échec y est toujours à portée de mains et la certitude toujours remise au lendemain.
Le jazz, parce que la règle, même la plus rigide, y est toujours choisie.

Le jazz comme un mystère, celui d’un mot improbable pour une musique née quelque part et vivant partout, toujours autre et toujours semblable, nourrie d’elle-même autant que de ce qu’elle n’est pas. Un mot toujours là pour un contenu toujours ailleurs. Le jazz, pour la musique et les musiciens qui l’ont fait, le font, le feront, ceux qui en font sans le savoir, ceux qui le savent sans en faire, ceux qui ne veulent ni en entendre ni en parler.

En définitive, le jazz comme une évidence, une métaphore de la « vie », de sa temporalité à la fois imparable et toujours froissée, remodelée, tremblée ou contournée.
Le jazz donc, parce que ça vit, ça bat, ça joue, ça nous dit, ça dit nous.

Vincent Cotro, musicologue, universitaire

 

  7 ) Directeurs d’école de jazz

Pourquoi le jazz ? Ça sonne comme « pourquoi ton école ? ».

Une question que nous nous posions, à la fin des années 1990, comme un devoir de vacances pour alimenter nos débats « fneijiens ».
Vacances
Ce serait ça le jazz ?
Une sorte de mouvement ondulatoire.
Comme la brise qui bouge les grands rideaux de l’entrée
Free Sound
Bruit qui court, révélation, ascension,
Silence.
Comme s’il n’y avait que mélancolie et « Hommes et problèmes de jazz »
Du fond de « l’âme de Billie Holiday »
Tout peut plier, casser, scater, breaker, slamer
Jamer dans une folle « danse des in dèles »
Le « Bird » passe
On remet de la « lumière sur l’échafaud »
« What is this thing called love ? »
« Le cas Coltrane »
« Moins qu’un chien »
« De l’obstacle comme lieu de passage »
Comment dire ?
À l’évocation du mot « jazz », mon chorus s’improvise, s’emprunte avec émotion et res- pect, sur des chansons, titres de bouquins, de lm, et autres aphorismes qui hantent ma mémoire, comme les ragas du bout de la nuit
Black Power, Colored Power.
Couleurs de l’arc dans le ciel, dont la èche serait cette « Petite (grande) Musique de nuit ». Sortie au petit matin.
Au grand jour sous les feux du temps qui presse.
Phénomènes vibratoires, d’oscillation rythmique, de va-et-vient, de swing entre savant et populaire.
Toujours la fameuse et inoxydable formule de Gumplovitch : « la plus populaire des musiques savantes ou la plus savante des musiques populaires ».
Peu importe
De la musique !
De la musique, ce serait donc ça,
« De la musique avant toute chose » !
Sans épithète, sans superlatif, sans appellation (toujours) contrôlée
Contrôlé par qui, pour qui, pourquoi ?
De la musique encore et toujours et avec Verlaine, on préfère l’impair.
De la musique qui transcende les styles, les modes, les époques.
De la musique d’hier jouée aujourd’hui, hic et nunc, et c’est déjà demain.
Intemporelle donc déjà, toujours, encore vivante,
De sangs mêlés.
Musiques vivaces comme l’est devenue notre école Music’Halle.
Pendant plus de vingt ans, au frontispice de notre association était gravé « Music’Halle, école des musiques vivantes »

On ne se refait pas? Si! Dorénavant ça s’appelle « Music’Halle, école des musiques vivaces »
Il faut leur en donner toujours plus, école de musique, ça suffirait, non ?
C’est quoi le jazz ?

De la musique tout simplement.
Mais le jazz restera notre maison commune, avant que d’autres y trouvent refuge. Fenêtres grandes ouvertes
Sans âge
Clefs sur la porte
Petits mots, petites notes, mots dits, oubliés
Banc sous la tonnelle
Feux follet, fou de tendresse
On boit un coup, deux ou trois ?
Black and white
Entre deux silences
Entre les deux z
Je ne parlerai plus
Comme le Sphère Monk, bien avant sa mort
Silencio,
Musique !

Philippe Metz, directeur de Music’Halle

Pourquoi le jazz ? Le jazz est intelligent, tolérant et d’une curiosité jamais satisfaite. Le jazz et ses acteurs rendent plus intelligents parce qu’ils s’interrogent perpétuellement sur tout, cherchent des réponses, les trouvent pour mieux les réinterroger. Il n’y a pas de certitudes. J’aime l’idée que l’aventure est toujours possible dans le jazz et qu’elle n’a pas de limite. Le jazz pose la question du sens (même si il part dans tous les sens !) et la question du choix immédiat. C’est une musique où l’humain est important, où le fait de remplacer tel musicien par tel autre va changer le cours des choses. L’expression collective est vraiment plus que la somme des expressions individuelles. Un art humain ! Notre société en a diablement besoin. C’est un art indispensable. J’aime le côté sans limites, pousseur de frontières, expérimentateur et gourmand du jazz. En tant que professionnel de la formation, avec les artistes de jazz, je peux tra- vailler avec toutes les formes artistiques et beaucoup d’autres champs. Que ce soit avec une harmonie, un orchestre symphonique, des danseurs, des graphistes, des poètes, des gymnastes, des cirquasiens, un groupe de rock ( je n’ai pas encore travaillé avec des cyclistes, mais pourquoi pas !), il y aura un musicien de jazz qui va avoir envie, qui va s’enthousiasmer pour le projet, proposer une idée, une forme, un contexte. Pour une école de musique c’est formidable, il y a une force de proposition non formatée qui ouvre un champ extraordinaire, artistique, social et humain pour nos élèves. Personnellement, j’aime le groove, la mélodie du jazz et, bien sûr, son côté rebelle.

Bernard Descôtes, ex directeur de l’Apejs (Chambéry)

Le jazz, une musique réservé à quelques-uns ? ©Photo Jean-François Grossin

Parole de dirlo! Le jazz est vivace comme une anguille qui fuit le pygargue à queue blanche. Pour preuve le nombre croissant de jeunots qui débarquent dans notre Touraine la faim au ventre, celle de jouer et d’apprendre. Parfois on décèle chez eux une pointe d’électro, une goutte de rock. Alors, tout er, on leur propose une formation musiques amplifiées. Que nenni ! « C’est du jazz qu’on veut et du bon ! Pas du revival quand même? Mais non, on veut créer, inventer, s’éclater! » Tudieu c’est bien? non! Bien sûr il y a les pisse-froid qui disent que tous ces godelureaux, c’est trop. Ça tue l’métier, déjà qu’il n’y en a pas trop. Mais cette génération montante investit la ville à la recherche du plaisir de jouer pour les gens. Elle nous ramène à l’essentiel, à la sève, au désir. Alors, bien sûr, il n’y a pas tant d’argent que cela. Les médias nous oublient souvent et il y a des difficultés pour bien exposer tout ce petit monde. Mais partout ça pousse et ça pousse fort. Pourquoi le jazz ? Depuis toutes ces années me suis-je seulement une fois posé cette question ? Bien sûr que non parce qu’elle induirait le non-jazz et ce concept m’est totalement étranger.

Didier Sallé, ex directeur de Jazz à Tour

8) Ingénieurs du son

Pour les femmes et les hommes Pour la foultitude d’identités uniques et singulières. Pour la nécessité de partager. Pour agir plutôt que fonctionner. Parce que le jazz est réfractaire à l’étiquetage, au formatage et à la répétition.
Parce que le jazz est Indomptable et totalement IMPRÉVISIBLE quand il est vraiment jazz. Pour l’aventure, donc ! Pour la quête inconditionnelle de l’instant présent, ébloui et déjà envolé. Pour la disponibilité, l’éveil. À l’autre, à la sensation qui viendra à nous quand on ne l’attendra pas. Pour l’in nité des possibles à tout moment.

Parce que les jazzmen sont souvent flamboyants, irrévérencieux, essentiels, généreux, blessés, fiers-à-bras, débordants, uniques, bruyants, attentionnés, peu enclins aux compromis. IRRÉCUPÉRABLES.
Pour les impuretés, les fausses routes, les tentatives, les fausses notes, les risques naturels du terrain. Pour les ratés qui peuvent aussi être riches et féconds.

Pour l’ivresse des nuits sans sommeil à chercher l’équilibre parfait.
Pour la fraîcheur des soirées de Saint-Louis, pour les décalages horaires, pour l’espiè- glerie de Dizzy au moment de passer les frontières Chillum à la main, pour la joie et la fraîcheur du public du parc Floral, pour les Japonais, les Australiens, les Polonais, les Italiens… pour le théâtre national de Tbilissi, pour les 7 chansons de Marc Ducret, pour Kigali sachant être la plus douce des villes, pour la cymbale de Tony Williams…
Pour Benoît, Andy, Emmanuel, Tania, Phil, Guillaume, Pedro, Francis. Pour les 1 001 rencontres fulgurantes
J’ai eu la chance inouïe de croiser le jazz comme un destin à l’âge de 14 ans en écoutant pour la première fois Wayne Shorter. 30 ans plus tard, pourquoi le jazz ? Parce que c’est cette route qui me fait marcher.

Vincent Mahey, studio La Fonderie

Tout bien réfléchi, œuvrer pour le jazz aujourd’hui me vient d’une utopie construite dans les livres et les disques. Straight Life, La Rage de Vivre ou Moins qu’un chien, les disques de Parker, Miles ou Bill Evans, à la n de mon adolescence, m’ont fait rêver d’une vie bien loin de celle que je vivais dans ma Bresse natale. Utopie que j’ai retrouvée quelques années plus tard quand j’allais me caler dans un coussin au Crescent à Macon « revivre » ces époques passées, écouter les jeunes et talentueux musiciens du Mu s’époumoner sur les standards et s’imaginer 40 ans plus tôt dans les clubs de New York. Quelque part ils ont réussi, je me suis rarement senti dans cette ambiance si proche de ce que je trouvais dans les livres.

La clarinette, puis le saxophone (à cause de Parker) et soudain Louis Sclavis. Le déclic qui certainement aura fait basculer ma vie. Sclavis est la charnière la plus importante de ma relation au jazz, c’est au travers de sa musique que je découvre le jazz français et nombre de musiciens avec qui je collabore aujourd’hui. C’est surtout grâce à lui que je rencontrerai Gérard De Haro et le studio La Buissonne. Quelques ingénieurs du son resteront attachés au jazz, on pense bien sûr à Rudy Van Gelder chez Blue Note et Impulse ou à Jan Erik Kongshaug et Manfred Eicher chez ECM. Pour la France, on se souviendra de Gérard De Haro. Lors de mon parcours à ses côtés, il me laissa goûter tout son savoir professionnel et humain, et de fait m’introduira auprès de nombreux musiciens. Mon expérience se boni e et mes rencontres se multiplient. Merci mon ami.

Pourquoi le jazz aujourd’hui, alors? Les utopies de l’adolescence sont oubliées, la musique noire américaine poursuit son cours loin des clubs de la 52e rue, le jazz aujourd’hui semble être devenu une musique sans couleur de peau, il ne porte plus les revendications sociales et raciales du free jazz, mais il s’est métissé de toutes les autres musiques. Il est intéressant de voir comment le rock, la pop ou la musique électronique sont venus colorer le jazz ces 20 dernières années. Les jeunes musiciens viennent bousculer les anciens, avec leur technique instrumentale plus développée, leur culture musicale « plus ouverte » et en retour reçoivent les conseils de leurs aînés et les écoutes attentives de leurs nouvelles propositions sonores, métriques ou harmoniques. Le jazz est en perpétuelle évolution, certains racontent encore merveilleusement l’histoire, d’autres écrivent et jouent une musique contemporaine, issue de toutes leurs décou- vertes, d’autres encore continuent de briser les codes et d’être toujours plus novateurs. Faire des disques ou des concerts avec tout cela dans les oreilles reste un grand bonheur. Pour son quartet, on choisit tel batteur ou tel pianiste, pour des qualités musicales et humaines bien précises et la musique s’en ressentira. Il en va de même pour l’ingénieur du son. Le son et la musique du groupe seront interprétés par cette personne, nouvel élément, qui peut soit rester relativement spectateur, soit modi er voir transcender, pour le meilleur ou pour le pire, l’équilibre de l’orchestre. Quand la sauce prend, le résultat n’est pas seulement le fruit de quatre musiciens, mais du quartet et de l’ingénieur du son. Ce qui me passionnera toujours, c’est le lien intime qu’entretient le jazz avec le son, comment l’enregistrement et la reproduction de cette musique ont évolué au l de temps (et pourquoi, en se démarquant de plus en plus de la musique classique) et comment le jazz a évolué avec l’amélioration des techniques de prise de son. Vaste question, qui m’occupe l’esprit assez souvent.

Au fond, j’ai aussi l’âme d’un menuisier ou d’un luthier, j’aime le bois, le son du bois, la malléabilité du bois. Je retrouve tout cela quand je mixe, je mélange des sons et je les sculpte pour obtenir une plastique particulière. Et le jazz aujourd’hui me donne de nombreuses formes à modeler. Faire du son avec Stéphane Payen, Régis Huby, Yves Robert, Édouard Ferlet ou Yves Rousseau m’ouvre des horizons différents et nouveaux tous les jours, tout se croise, s’interpelle, s’oppose, s’alimente, s’améliore. C’est toujours à recommencer et c’est passionnant.

Sylvain Thévenard

Archie Shepp ©Jean-François Grossin

(*) Cette enquête est parue dans « Jazz de France «  publié par le Centre d’information du jazz – Editions Irma.

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