©Photo de couverture Couleurs Jazz – ©Sculptures Gaby Sanchez
Jazz, synonyme de liberté, de joie, de tolérance…Le pratiquer dans le cadre fermé d’une prison, forcément ça interpelle.
Depuis plusieurs années, le Festival Jazz à St Germain-des-Prés, Paris s’évade des murs du quartier culturel et joyeux du VIème arrondissement de la capitale pour offrir une escapade musicale aux détenus de différents centres pénitenciers des environs de la capitale hexagonale.
Les murs du quartier carcéral de la Maison d’arrêt de Versailles, en ce jour ensoleillé et chaud du mois de mai tient donc lieu « d’Olympia » à Kicca, la chanteuse italienne, boule d’énergie à la voix tellement expressive et libérée. Elle est accompagnée pour ce concert hors norme, hors des murs et dans les murs, d’Hervé Samb, le guitariste au son si personnel, mélange de Jazz, de groove, d’électro-bop acoustique et de culture mandingue.
Ces deux extraordinaires musiciens, tant sur le plan musical qu’humain, ont souvent collaboré et ont déjà joué il y a quelques années devant un auditoire incarcéré. C’était à la maison d’arrêt de l’Ile-de-Ré. Tous les deux font partie de ces artistes qui répondent toujours présents, dès lors qu’on les sollicite pour apporter de l’amour, de la beauté, un moment de partage.
Évidement, on est loin des feux de la rampe, des caméras…
Les appareils photos même, nous sont interdits, à nous visiteurs de cette après-midi ensoleillée du mois de mai.
Peu importe. Les souvenirs et les images resteront imprimés dans nos cerveaux. Nous sommes tous très attentifs, silencieux, sérieux, un peu tendus même.
- « Entrez trois par trois.
- Vos papiers, svp !
- Laissez tous vos effets dans les casiers.
- Passez le portique.
- Attendez… »
Nous traverserons différents sas de sécurité, franchirons de lourdes portes.
- « Restez groupés,
- Attendez ! »
Tous ces ordres sont assénés sans violence, sans aucune acrimonie, une routine. Forcément, nous sommes juste un groupe de musiciens, journalistes, chargés de mission culturelle…
Les portes renforcées, bardées de lourds verrous s’ouvrent et se referment derrière nous. Nous pénétrons ainsi par à coups au plus profond, au coeur de cette prison pour femmes de Versailles.
C’est comme dans les films : les bruits, les cris, étouffés par l’épaisseur des portes, les murmures, l’atmosphère. La discipline. Le sérieux du personnel en tenue. Les grilles, les barreaux partout, les grosses serrures, les trousseaux de clefs. La discipline. Les coursives avec les rangées de cellules de chaque côté. La discipline…
Et cet espoir… Ce petit interlude, ce moment de musique.
Kicca et Hervé Samb installent au bout du couloir, leur sommaire matériel : deux chaises d’école, l’ampli posé sur une corbeille à linge retournée, une rallonge pour brancher le micro et la guitare acoustique.
Quelques accords, quelques réglages de tonalité, des échanges rapides, professionnels, entre Hervé et Kicca. Des essais de voix, de sons.
Ça fonctionne.
Pendant ce temps, les prévenues suivent d’une oreille les ordres des gardiennes :
- « Ôte tes mains de tes poches, passe sous le portique (de détection), remontez trois par trois«
Elles passent près de nous, presque furtivement. En même temps elles écoutent les sons inhabituels de notre petit groupe, jettent un œil sur nos préparatifs, écoutent les quelques mesures de cette musique qui vient, qui entre dans les murs. Elles esquissent un sourire. « Bravo ! »
Des bancs sont installés en épis dans le couloir face aux musiciens.
Il est important de laisser un passage entre les deux rangées de bancs, dans le cas où les gardiennes et les gardiens devraient intervenir, courir pour monter dans les étages.
Ambiance… Mais tranquille.
Puis les prévenues sont autorisées à descendre de leurs étages où sont alignées leurs cellules et à s’installer sur les bancs, face à la scène improvisée. Elles se regroupent en ordre, par affinités. Elles échangent des gestes et des paroles, comme le feraient des collégiennes en sortie culturelle. D’ailleurs, beaucoup en ont l’âge. D’autres sont certainement grand-mères.
La résignation, la soumission et une profonde tristesse règnent. Une drôle d’effervescence aussi commence à s’installer. Ces femmes sont venues goûter un peu d’humanité, de musique, de culture, de vie… Comme au dehors.
Puis le concert commence, chargé d’une palpable émotion entre les musiciens et l’auditoire.
California Song…
Autour, le personnel pénitencier, toujours très professionnel, ne montre aucun sentiment ou intérêt particulier pour le spectacle. Il reste extrêmement attentif aux gestes et aux mouvements de ce public. Il montre le sérieux qu’exigent la fonction autant que les circonstances.
Kicca est pleine d’énergie, de tendresse aussi et entame son tour de chant avec justesse, profondeur, et émotion.
Hervé Samb, joue comme il sait jouer : la rythmique sur les cordes assourdies, de brillants phrasés jazz & blues. Juste la guitare et la voix… C’est aussi simple que fort.
Summertime…
Beaucoup de profondeur, d’empathie.
Certaines des spectatrices sont tout de suite dans le mood. La musique les pénètre et les rend presque joyeuses. Elles bougent, marquent la mesure des pieds et des mains.
Once in My Life…
Une très jeune liane, au regard doux et triste bouge imperceptiblement les pieds, puis ondule légèrement doucement du tronc, puis de la tête.
Ses applaudissements, après chaque morceau sont à peine audibles, seulement esquissés. Pourtant un rapide sourire, pâle assez, s’inscrit peu à peu sur son visage.
Smile… (de Charlie Chaplin)
D’autres sont plus expressives et n’hésitent pas à bouger, voir à se lever pour entamer quelques pas de danse. Mais ça ne dure pas longtemps. Vite elles se ressaisissent ou tout simplement n’osent pas aller trop loin dans leurs manifestations.
Hervé et Kicca jouent et chantent comme si leur vie en dépendait, avec tellement de sincérité que tout le monde se laisse petit à petit embarquer par l’émotion et toute la générosité dont ils font preuve avec ces notes qu’ils offrent.
Let’s The Sunshine…
Après plusieurs morceaux, l’atmosphère commence à se détendre. Les spectatrices, du moins certaines d’entre-elles se sont mises à bouger, à rire.
Le lâcher prise est net.
Le couloir de cette prison s’est transformé en une salle de spectacle comme une autre. Les prévenues sont devenues des femmes de tous âges, de toutes origines, des spectatrices avec leurs identités et leurs diversités propres, qui sont venues écouter un concert plein de générosité, de talent et emprunt d’une sincère humanité.
Ce désir de fraternité a empli l’espace. La magie opère.
…Hit the road Jack and don’t you come back no more, no more, no more, no more…
Puis le concert touche à sa fin.
Kicca lance :
- « Que voulez-vous pour finir ? »
En cœur, la réponse surgit :
- « Quelque chose de joyeux…! »
Ce sera Stevie Wonder…
Puis au 3ème rappel, Kicca et Hervé Samb terminent par
Oh Happy Day
Oh, happy day
Oh, happy day
Oh, happy day
Oh, happy day
When Jesus washed
When Jesus washed
Oh, when he washed
When Jesus washed
When Jesus washed
When Jesus washed
He washed my sins away!
Oh, happy day
Ah, happy day
Oh, happy day
Oh, happy day
Oh, happy day
Oh, happy day
Oh, happy day…
Fin… Sur des sourires et des rires.
Puis,
« Le premier étage, vous remontez en silence trois par trois… »
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Nous tenions à remercier le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation des Yvelines (SPIP 78)
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Comme miroir à cet article, nous recommandons à nos lecteurs de lire le billet de Marie-Gabrielle Duc, « Prison Sainte-Anne, contre-visite » qui nous a touchés et dont voici un extrait :
« Il faut profiter de l’occasion que donne cette extraordinaire exposition pour pénétrer dans les cellules que seuls les personnels pénitentiaires et les détenus connaissent. On y réalise combien le système d’enfermement de masse est indigne. Encore acceptée comme la moins pire des solutions, procédant de l’indifférence commune, de dogmatismes variés, archaïsme masqué par l’infaillibilité publique, la détention telle qu’elle est pratiquée est inacceptable et probablement sans efficacité. Il est donc urgent de réfléchir, avec toute l’intelligence dont nous sommes capables, celle-là même qui nous amène à questionner sans cesse et ordinairement au travers de l’art, cette condition transitoire d’être vivant ».
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