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J’arrive un peu en retard au Bal Blomet (essayez d’arriver à l’heure, vous, avec les embouteillages causés entre autres par la police qui ratisse frénétiquement Paris et sa banlieue depuis hier soir parce que Paname et environs c’est pas mal le Bronx ces jours-ci). Je trouve assez facilement une place au balcon où je peux installer mon fidèle Mac Book — car j’écris toujours pendant que le concert se déroule et il ne faut pas que la luminosité de mon écran gêne le public qui, lui, a payé sa place — et je suis tout de suite happé par la magnifique sonorité du piano sous les doigts de Fred Hersch qui est un maître du toucher subtil et raffiné.

Quant à sa rythmique de luxe (Drew Gress à la contrebasse et Joey baron à la batterie, s’il vous plait — et si ça ne vous plait pas… mais je n’insisterai pas sur ce point) elle lui apporte un magnifique soutien au fur et à mesure que le tempo s’accélère et que le thème  gagne en intensité sans jamais dépasser le tempo médium. Après le court solo de contrebasse Hersch réexpose le thème : une jolie mélodie aux contours chaloupés que le public nombreux applaudit chaudement. « This is my favorite place to play in Paris » dit le pianiste en présentant ses accompagnateurs, et on sent effectivement qu’il est comme chez lui ici, ce qui ne veut pas dire qu’il va chausser ses charentaises.

Après ce thème de Kenny Wheeler, Hersch attaque une de ses compos : une mélodie qu’on pourrait presque qualifier de simplette, sur un rythme guilleret. Mais l’impro de piano rythmiquement très appuyée qui suit montre que ce petit bout de chanson se prête fort bien à un traitement inventif aux virages inattendus qu’on n’aurait pas pensé la voir receler. C’est l’apanage des grands musiciens que d’être capables d’extraire des pépites harmoniques, mélodiques et rythmiques d’un thème en apparence anodin, et Hersch est indéniablement un des grands des 88 touches et du jazz en général. La contrebasse ronronne et vibre allègrement sur ce tempo enlevé et la batterie de Baron crépite avant d’entamer une série de 4/4 pugnaces et détonants avec le leader dont le jeu en accords plaqués et en arpèges reste comparativement serein par rapport à la batterie qui se déchaine. Le public, lui aussi, se déchaine en applaudissant à tout rompre.

Cet auditoire est de toute évidence composé de connaisseurs/euses et je ferais presque figure de puceau, moi qui vois Hersh en live pour la première fois ! Le morceau suivant, toujours de Hersch, est dédié à Jobim et c’est la contrebasse qui entonne la mélodie avec une placide profondeur de son et un phrasé majestueusement lent. C’est objectivement très beau et ça le devient encore plus quand le piano prend un solo qui magnifie l’harmonie et la ligne mélodique du thème. Ces trois musiciens ont un grand sens de la mise en espace de la musique. Je veux dire par là qu’ils organisent une répartition des voix quasi spatiale, jouant avec les silences, l’intensité, les brèves accélérations ou ralentissement de tempo… Bref l’interplay entre eux trois est d’une densité et d’une fluidité sidérante et ce trio possède clairement son propre son de groupe, par-delà la sonorité de chacun de ses membres, tel Joey Baron qui propose maintenant un solo où il frappe ses toms et ses cymbales  à mains nues, alternant des bombes et des frappes plus légères tandis que le piano et la basse assurent une tournerie  répétitive en accords. Délire d’applaudissements largement mérité.

Si ce premier set se maintient à un tel niveau de créativité je vais être jaloux du public du second concert où les trois lascars seront vraisemblablement encore plus chauds ! Baron, qui est un peu le lutin comique du trio fait tomber ou semblant de faire tomber ses baguettes et occasionne un court intermède d’humour désopilant. Puis le piano égrène des arpèges piqués tandis que la basse gronde dans les graves et que Baron fait crépiter sa batterie de façon apparemment désordonnée. Pas de réelle mélodie ici… mais si, elle apparaît au bout de quelques minutes et c’est un joli thème aux accents ludiques qui explore le médium et l’aigu du clavier avec un phrasé capricant du plus bel effet. Je parlais plus haut du sens de la mise en espace de ce trio. Il maîtrise également le déroulé du set, alternant tension et détente, accélérations et ralentissements, douceur et fermeté ce qui fait qui fait que ce concert semble suivre un scénario magistralement conçu, tout en apparaissant comme totalement spontané.

Le morceau que le trio vient de jouer est dédié au pianiste français Benoît Delbecq. Je ne ne savais pas qu’Hersch le connaissait et l’appréciait. Un musicien américain qui s’intéresse à ses confrères européens est plus ou moins un oiseau rare et Hersch est de toute évidence un de ceux-là. La dernière fois que j’ai été témoin d’un tel phénomène c’était la pianiste et chanteuse américaine Patricia Barber qui me confiait apprécier hautement ses confères italien et français Enrico Pieranunzi et Jacky Terrasson. Comme la musicienne de Chicago, Fred Hersch est de toute évidence un artiste ouvert et cultivé. Ca se ressent d’ailleurs dans son jeu alors qu’il expose maintenant une somptueuse ballade qui, comme le premier morceau que j’ai entendu, prend de l’ampleur avant de redevenir paisiblement sereine. Et le dernier morceau est un standard, « Softly as in a Morning Sunrise », pris en tempo médium. Je possède un certain nombre de versions de ce thème intemporel et je dois dire que celle du trio de Fred Hersch — où Joey Baron a opté pour le jeu aux balais tandis que Drew Gress déroule une impériale walking bass — est une des plus inventive et intéressante qu’il m’ait été donné d’ouïr.

Que des musiciens contemporains comme Hersch soient toujours désireux de puiser dans le « Great American Songbook » est rassurant pour l’avenir de ces chansons que les musiciens plus jeunes ont tendance à négliger. Comme me le disait voici quelques années en interview Sonny Rollins,à qui je demandais ce qu’il pensait des standards : « On n’est pas obligé de les jouer en concert ou sur disque, mais il faut les connaître ! » Et c’est par des accords telluriques martelés dans les graves du piano qu’Hersch termine ce set, d’abord seul. Puis il laisse poindre la mélodie par bribes et on reconnaît sans peine le « ‘Round Midnight » de Thelonious Monk. Voici typiquement un thème que des centaines de musiciens ont joué ou enregistré au cours de plus d’un demi-siècle. Oser le reprendre aujourd’hui sans passer pour ringard implique d’avoir vraiment quelque chose à dire sur cette grille harmonique complexe, et Hersch s’en sort de fort belle manière, alternant accords aux voicings d’une grande richesse et passages mélodiques qui se démarquent du thème originel. L’entrée en scène de la basse et de la batterie après cette longue et magnifique intro en solo fait clairement monter la tension mais rompt, selon moi, la magie que le clavier solitaire avait installée. Cela reste du très bon trio, ne vous méprenez pas sur ma restriction, et le public comme moi gardera, j’en suis sûr, un souvenir ébloui de cette quasi heure et demie en compagnie de Fred Hersch, Drew Gress et Joey Baron. En attendant le retour, dans quelques mois on peut le parier, du pianiste dans sa salle parisienne préférée. Et, face à l’enthousiasme de son auditoire qui l’applaudit à tout rompre, Hersch nous gratifie en rappel d’un ultime standard : « Somewhere » de Leonard Bernstein, tiré de « West Side Story » : une interprétation courte mais lumineuse qui couronne un concert exceptionnel !

Thierry Quénum

Musiciens :

Fred Hersch : piano

Drew Gress : contrebasse

Joey Baron : batterie

 

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