Pour ce quatrième album sous son nom, Esaie Cid a choisi une formule plutôt rare : un quartet sans piano ni guitare où son saxophone alto et le baryton de Benjamin Dousteyssier ne sont soutenus que par une contrebasse et une batterie.
On pense aussitôt à l’association de Paul Desmond et Gerry Mulligan sur le fameux « Two of a Mind » de 1962.
Mais la comparaison s’arrête là. Non seulement parce que sur un morceau les deux saxophonistes troquent leurs instruments pour une clarinette et un sax soprano apportant une couleur inédite au quartet.
Par ailleurs Esaie Cid ne regarde pas en arrière et effectivement le répertoire est entièrement de sa plume et constitue une « suite » dédiée à la ville de Saint Ouen où il réside.
Les compositions de Cid sont majoritairement enlevées et donnent aux souffleurs l’occasion de s’exprimer abondamment en solistes. Des chorus inspirés qui fleurent bon le jazz West Coast, le style de prédilection de l’altiste catalan qui en prolonge l’esthétique sans nostalgie et avec une verve joyeuse et réjouissante.
Secondé par de jeunes musiciens à la personnalité affirmée, Esaie Cid confirme ici qu’il est non seulement un saxophoniste inspiré mais un compositeur talentueux et un leader qui sait bien s’entourer et dont on a toujours plaisir à suivre le parcours, en marge de son activité en sideman.
Musiciens :
Esaie Cid : sax alto, clarinette, composition
Benjamin Dousteyssier : sax baryton et soprano
Alex Gilson : contrebasse
Paul Morvan : batterie
« La Suite Audonienne » est édité sous le label Fresh Sound Records
Ce Hit Couleurs Jazz est aussi en sélection du « Best of de la Couleurs Jazz Week » sur Couleurs Jazz Radio
Photos©Thibault Saladin
Interview réalisée par Thierry Quénum, auteur de cette chronique.
Quels ont été tes débuts à la clarinette ?
Esaie Cid : J’ai commencé la clarinette classique à 11 ans au conservatoire de Barcelone. L’envie première est venue du jazz car mon frère aîné était très mélomane et j’avais découvert avec lui des enregistrements de Sidney Bechet à la clarinette. J’ai vite compris que ce n’était pas au conservatoire que j’apprendrais à jouer du jazz donc parallèlement je me suis mis à jouer chez moi sur les disques. Au bout d’un moment j’ai rencontré des gens qui jouaient du jazz et j’ai commencé à jouer avec eux dans le style Nouvelle Orléans. Ensuite il y a eu une rencontre assez importante, celle d’Oriol Bordas qui était multi-instrumentiste et surtout vibraphoniste et qui, au début des années 90, a monté un big band et a commencé des activités pédagogiques. C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier.
Quelles étaient tes influences à cette époque ?
Surtout Johnny Dodds à la clarinette et Charlie Parker au saxophone alto dont je me suis mis à jouer de plus en plus. J’ai travaillé tout ce qu’il y avait entre Johnny Dodds et Charlie Parker et même ce qu’il y avait après Parker. L’influence West Coast est venue plus tard : un jour j’écoutais un disque d’Art Pepper et j’ai trouvé que son phrasé et sa sonorité correspondaient à ce à quoi j’aspirais. C’est là que j’ai écouté cette musique plus attentivement. Mais je pense que si Art Pepper m’a inspiré c’est parce qu’il a une filiation avec Lester Young, que j’avais beaucoup écouté. Mais beaucoup d’autres musiciens m’ont influencé et le plus important est Louis Armstrong. Il y a aussi Benny Carter, Coleman Hawkins, Lucky Thompson, Hank Mobley, Sonny Criss, Art Tatum, Clifford Brown… Le musicien que j’ai le plus relevé est Clifford Brown pour son lyrisme et son intensité mais ces influences, ces choses qui m’ont touchées, c’est le travail de toute une vie. Tous ces musiciens que j’ai nommés je les porte en moi depuis des années. La construction d’un langage propre n’est pas uniquement chronologique.
Quand est-tu venu en France ?
Le dynamisme qui s’était créé autour d’Oriol Bordas a été très formateur pour les jeunes musiciens comme moi mais au bout d’un moment il ne se passait plus grand’ chose à Barcelone au niveau du jazz et c’est à ce moment que j’ai décidé de venir en France car j’avais un ami chanteur de gospel, Emmanuel Djob, qui avait un pied à terre à Montpellier et qui m’a invité à le rejoindre. A Montpellier il y avait une vie très intense autour du gospel et j’ai monté un groupe à mi-chemin entre le jazz et le gospel qui a enregistré trois disques, et c’est avec ce groupe que je suis monté à Paris en 2005. Je me suis installé à Saint Ouen où j’habite toujours et où je me suis tout de suite senti très bien.
Quand as-tu commencé à fréquenter des musiciens français à Paris ?
Au début je me consacrais essentiellement à ce groupe de gospel avec lequel on a enregistré un troisième disque live. Puis le groupe s’est dissous et j’ai commencé à me faire un réseau pour travailler en tant que sideman. J’ai rencontré le guitariste Gilles Réa, le contrebassiste Samuel Hubert, le batteur Mourad Benhammou et nous avons commencé à travailler ensemble. Puis j’ai eu l’occasion d’intégrer les orchestres du batteur François Laudet, le big band de MichelPastre, l’orchestre de Claude Tissendier… et je continue toujours à jouer avec ces orchestres.
Quand as-tu envisagé d’enregistrer ton premier disque sous ton nom ?
L’idée d’enregistrer sous mon nom me tentait depuis plusieurs années mais je n’entendais pas le truc dans ma tête et je n’étais pas pressé. Les choses sont devenues plus claires au cours de sessions de travail avec Gilles Réa, Samuel Hubert et Mourad Benhammou. Au bout d’un moment j’ai eu assez de répertoire pour pouvoir envisager d’enregistrer. J’ai proposé le projet à Jordi Pujol du label Fresh Sound et ça lui a beaucoup plu, de plus il m’a dit souhaiter travailler sur le long terme et j’ai donc publié « Maybe Next Year » puis trois autres disques sur son label.
Tes deux disques suivants sont consacrés à la musique de Kay Swift. Elle n’est pas très connue. Peux-tu nous parler d’elle ?
La première fois que j’ai repéré le nom de Kay Swift c’est sur un disque de Sonny Stitt où il jouait « Fine and Dandy ». Par la suite j’ai souvent joué ce morceau et un jour je tombe sur la partition de « Can’t We Be Friends ? » et je remarque le même nom d’auteur alors j’ai voulu en savoir plus. C’était une enfant prodige. Elle était destinée à devenir concertiste classique et elle a étudié la composition très sérieusement. Puis à 20 ans elle s’est mariée avec un banquier amateur de poésie et de chanson. Son salon était fréquenté par des compositeurs de Tin Pan Alley et c’est là qu’elle a rencontréGeorge Gershwin qui lui a conseillé d’écrire de la musique populaire. Gershwin, qui était autodidacte, la consultait beaucoup par rapport à sa connaissance de la musique et ils sont devenus amants. La musique de Kay Swift est en apparence simple mais en fait il y a beaucoup de subtilités. J’ai arrangé ça dans l’esthétique qui me plaît c’est à dire entre le bop et la West Coast. Mais en fait ce qui m’a intéressé dans ce travail c’est que quand j’ai déchiffré ces thèmes au piano je me suis dit à plusieurs reprises : « Ca, ça aurait pu être un standard ! ».
Sur tes trois premiers disques tu utilises la guitare comme instrument harmonique. Pourquoi la préfères-tu au piano ?
J’ai mis du temps à aimer la guitare dans le jazz puis à un moment j’ai eu le déclic. Il y a une chose qui me plaît particulièrement dans la guitare en tant qu’arrangeur c’est qu’en plus de pouvoir faire des accompagnements et des solos elle peut s’intégrer dans la section de soufflants comme un cuivre supplémentaire, et ça le piano ne peut pas le faire.
Parlons justement de ton travail d’arrangeur. Es-tu autodidacte ou l’as-tu appris ?
Au départ je m’y suis mis tout seul en écoutant les disques et en relevant les parties pour comprendre comment ça fonctionne. Ensuite j’ai proposé des arrangements dans certaines petites formations où je jouais pour voir ce qui marchait ou pas. Puis j’ai pris des cours avec Jean Gobinet qui est un excellent arrangeur et un très bon pédagogue.
On en arrive à ton dernier disque, la « Suite audonienne » dont tu as écrit tout le répertoire et où tu as enregistré en quartet avec un sax baryton et une rythmique.
J’avais déjà composé pour le groupe de gospel dont j’ai parlé tout à l’heure mais par la suite je n’ai plus beaucoup composé. Sur mon premier disque chez Fresh Sound il y a deux compos de moi, par exemple. Pour la « Suite audonienne » c’est venu du cœur. Comme j’aime beaucoup cette ville de Saint Ouen et que je suis curieux de son histoire, j’avais dans la tête plusieurs sujets la concernant. Puis l’idée m’est venue de mettre ces sujets en musique et c’est venu petit à petit jusqu’à ce que j’aie le matériau pour un disque. En ce qui concerne l’instrumentation les choses sont venues assez naturellement : j’avais commencé à côtoyer le saxophoniste Benjamin Dousteyssier, qui habitait aussi Saint Ouen à l’époque et un jour au cours d’une session qu’on a faite ensemble j’ai senti une connivence très forte et je me suis dit que c’est avec lui que je voulais faire ce prochain disque. La rythmique je l’ai rencontrée lors des concerts qui ont eu lieu dans la rue ou sur des terrasses au printemps après le confinement. Le bassiste Alex Gilson et le batteur Paul Morvanjouaient tous les dimanches au Café de l’Eglise, près de la gare de l’Est où il y avait une ambiance formidable. C’est ainsi que le quartet est né.
C’est ton nouveau groupe mais les autres continuent à exister, non ?
Si, bien sûr. Ce sont des projets parallèles. Le dernier quartet a joué pour la première fois avant l’enregistrement au festival Saint Ouen sur scène en août 2021. Le répertoire n’était pas complet mais on a pu collaborer avec un ami vidéaste, Thibault Saladin, qui a participé au concert en projetant des photos géantes qu’il avait dans ses archives. Donc le projet peut être présenté comme concert ou comme spectacle.
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