Il est des eaux dans lesquelles on entre en toute confiance, des courants qui inspirent un tel sentiment de sécurité qu’on s’y abandonne avec délice.
L’écoute du nouvel album de Christian Brenner (avec un superbe artwork de Philippe Lecomte), authentique défenseur de l’esprit du jazz, suscite une sensation de bien-être synonyme de réconciliation avec le monde, un moment d’élection propice à la poésie.
Le pianiste sort ce mois-ci Avant l’Été, un projet nourri des nombreux concerts qu’il donne au Café Laurent depuis 20 ans.
L’invite au voyage est flagrante sur les plages d’Avant l’Été, et elle prend ici une dimension particulière avec la volonté d’ouvrir résolument le paysage des émotions ressenties avec les autres, au contact de la nature. L’œuvre fait la part belle au piano, bien sûr, et comprend des intermèdes plutôt mélancoliques interprétés en solo par Christian Brenner, tels « Manchester », « Marées », ou « Vincent et Natacha ». Mais on prend vite conscience que les motifs mélodiques ainsi mis en exergue sont présents, aussi diffus que fertiles, dans les compositions jouées en quintet, à la manière d’un ressac essentiel qui dominerait le tempo d’une marée incoercible et puissante.
Authentique récit, donc, animé d’un jeu de questions-réponses développé avec les membres du groupe, dont peuvent seulement avoir idée toutes les personnes ayant le goût de la scène, que ce soit en tant que spectateur ou en tant qu’artiste.
La volonté de couvrir un large spectre sonore s’exprime notamment par l’apport de saxophones ténor, alto et soprano, sous les mains expertes de Vincent Mascart et Stéphane Mercier et l’expérience orchestrale est ici mise en valeur dans un contexte délibérément empreint de l’intimisme des musiques de chambre.
Au passage et de façon fondamentale, Christian Brenner et sa formation rappellent opportunément que cette dimension intime ne s’opposait pas à l’aspect fédérateur et dansant de la musique des big bands illustres, et c’est cette universalité du jazz de tradition que les musiciens se proposent de perpétuer.
Stéphane Mercier enrichit encore davantage la trame sonore avec l’usage de la flûte, qui s’inscrit absolument dans l’esthétique des quatuors classiques et des poèmes symphoniques (le disque a été enregistré à Bruxelles, où le saxophoniste joue au sein du Jazz Station Big Band). Les titres eux-mêmes célèbrent les éléments, le passage du temps, les saisons, l’amour, au travers du déploiement d’un grand théâtre onirique.
L’album déploie ces idées sources comme autant de matrices où le groupe puise, tout en improvisant partiellement son discours. Comme en littérature, l’art de la ponctuation, des structures et de la forme sert ici un dessein essentiel, celui de la confiance en ses propres ressources et d’un espoir empreint d’une certaine spiritualité.
« Kerbouron » vient à point nommé illustrer l’amour de la Bretagne, terre d’élection de Christian Brenner et de Vincent Mascart, tandis que « Valse d’Automne » fait plus qu’attester d’un héritage lettré au service d’une harmonie non linéaire. Bruno Shorp et Vincent Delestré mettent la musique en apesanteur avec une pulsion rythmique complexe qui ne donne jamais dans la démonstration gratuite, ce qui lui confère un pouvoir de suggestion immense.
« Ballade pour Flo et François », que nous avions eu la chance d’écouter en avant-première au Café Laurent, est une merveille de morceau, où l’attention portée aux autres se mue en hymne à la voie lactée.
« Les Reflets », propose un découplage complexe, avec des tableaux émotionnels traversés d’éclairs orageux, rendus perceptibles par un groupe en état de grâce.
« Marées » est un titre plus fiévreux qu’il n’y paraît, avec des considérations tempéramentales qui servent admirablement son déroulé.
« May Be » entre instantanément dans la tête, à la fois dense et éthéré, tandis qu’« Avant l’Eté » joue de toutes les nuances printanières pour indiquer une renaissance possible.
« June », enfin, le point final de l’œuvre enregistrée, est comme un parachèvement ultime pour la sensibilité artistique de Christian Brenner. Un lyrisme, une poétique qui ne cachent pas leur dimension transcendante. On songe à la nature, aux êtres aimés, sentant qu’au bout du chemin se trouve un havre de paix et d’euphonie.
Avant l’Été est sorti fin avril 2023 sous le label Amalgammes. Il est distribué par Inouïe Distribution.
Personnel :
Christian Brenner : piano et compositions
Vincent Mascart : saxophones ténor et soprano
Stéphane Mercier : saxophone alto et flûte traversière
Bruno Schorp : contrebasse
Frédéric Delestré : batterie
©Photo Header, Steven Gargadennec
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