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Hit Couleurs JAZZ

À l’Est d’Haden

Avec son nouveau disque Liberation Songs, le contrebassiste Stéphane Kerecki rend un subtil hommage à Charlie Haden en revisitant ses musiques.

Entretien de Stéphane Kerecki par Franck Médioni.

« Charlie Haden est l’un des musiciens de jazz que j’ai le plus écouté, et peut-être l’artiste qui m’a le plus influencé. Ce sont ses débuts en tant que chanteur qui me viennent d’abord à l’esprit. J’ai toujours pensé que c’était la raison pour laquelle ce contrebassiste me touchait autant, parce que le chant fut mon premier instrument, à l’âge de huit ans. Charlie, lui, a commencé à chanter à l’âge de deux ans dans l’émission de radio familiale.

C’est surtout ses projets personnels qui m’ont influencé : d’abord ses duos avec Kenny Baron, Hank Jones ou Pat Metheny, mais aussi son Liberation Music Orchestra, avec les arrangements de Carla Bley, où il reprend des chants révolutionnaires d’Amérique du Sud, et de la guerre d’Espagne, entouré de figures du free jazz (Don Cherry, Gato Barbieri, Dewey Redman, Paul Motian). Cet orchestre a enregistré peu de disques mais ils ont toujours été imaginés en réaction à des événement politiques (la guerre du Vietnam, la lutte des droits civiques, les deux guerres du Golfe), s’inscrivant dans une musique libertaire et engagée.

Haden, c’est un son. Le plus beau sans doute. Chaud, souple, plein d’harmoniques, à la fois grave et chaleureux dans les médiums et les aigus, puissant mais pas sourd, avec une économie de moyens caractéristique et un jeu toujours très mélodique. Et si sa qualité musicale est si généralement appréciée, c’est sans doute parce que le son de Charlie rappelle celui d’un chanteur.

Liberation Songs

J’ai voulu m’entourer de musiciens avec lesquels j’avais des affinités musicales mais aussi humaines. Parce que ce qui est important pour moi, c’est que ce sont des musiciens qui savent se mettre au service d’un collectif. Ce ne sont pas des gens qui se mettent en avant mais qui savent se fondre dans l’instant, et construire une musique basée sur l’écoute et le silence.

J’ai participé au projet d’Airelle Besson « Airès » (avec Édouard Ferlet), et j’ai eu la chance de participer à plusieurs projets symphoniques qu’elle a écrits. Pour l’anecdote elle a aussi participé à plusieurs concerts avec le Liberation Music Orchestra lors de leur dernière tournée, et elle a été à cette occasion félicitée par Charlie Haden et Carla Bley pour son jeu. Avec Thomas Savy nous sommes très proches : j’ai participé à deux disques sous son nom (Archipel et Archipel bleu), et nous avons beaucoup joué en quintette et en trio.

Émile Parisien, nous avons aussi beaucoup de souvenirs de musique, que ce soit avec Yaron Herman (Alter Ego) ou dans mes projets (Nouvelle vague et French Touch) : c’est un saxophoniste unique, et j’aime son énergie et sa bienveillance.

Fabrice Moreau est un alter ego musical : en plus d’être un batteur de grand talent, c’est également un artiste qui a une vision très personnelle.

Enzo Carniel et Federico Casagrande sont deux musiciens très talentueux qui font partie de cette nouvelle génération avec laquelle j’ai beaucoup d’affinités.

Pour le répertoire, j’ai choisi tout d’abord des hymnes : Whe Shall overcome, The people United will never be Defeated et Song of the United Front, qui sont des mélodies très fortes. Je cite Haden : « La majorité des chansons jouées par le LMO sont des chansons magnifiques parce qu’elles ont été écrites par des gens qui luttaient pour vivre dans une société libre ». Il y a ensuite trois compositions de Haden dédiées à des figures de lutte : Sandino, Song for Che, la Pasionaria, et une composition d’Ornette Coleman : War Orphans. Enfin, il y a trois compositions qui n’ont pas de message politique à priori : Spiritual, Silence, Throughout.

Dans tous ces morceaux on est dans la spiritualité. On parle du mutisme (Silence) et du fait d’être soi, dans l’instant. C’est quelque chose qui ramène une dimension politique inhérente au jazz. Nos silences, la spiritualité, sont politiques en soi, parce que pour être conscient des réalités, il y a un positionnement qui est pris. Cette spiritualité, c’est pour échapper à une condition. Indépendamment du fait que ce soit sa touche un thème précis ou un personnage, ou un mouvement de guérilla, ces mélodies sont aussi un cadre dans lequel peut se déployer une pensée : c’est une déclaration d’amour au jazz, son pouvoir fédérateur. Parce c’est la musique collective qui est importante.

Stéphane Kerecki – Contrebassiste – Photographié pour le projet « Liberation Songs » en hommage à Charlie Haden – 29 Avril 2025 – Montreuil. ©Photo Eric Garault.

Résonance

Dans ce groupe, tout le monde est égal, participe à la hauteur de ce qu’il a envie de dire, et tout le monde met son ego de côté pour le bien commun. On montre que c’est un système qui fonctionne, en tout cas dans la musique. Il y a tellement de groupes aujourd’hui avec un chef devant et des musiciens au service derrière. Il y a une résonance avec la société dans laquelle on vit, où il n’y a plus du tout d’écoute. Il y a dans ce disque une utopie de liberté, de reconnaître la valeur de l’autre, le rapport à l’altérité, de ne pas vouloir absolument se mettre en avant.

Utopies

J’ai la chance d’appartenir à la dernière génération qui était encore confrontée à des idéologies, à des utopies qui étaient destinées à construire notre société. J’ai grandi à une époque où on pouvait aduler des révolutionnaires, même si on a vu par la suite que ces utopies pouvaient donner lieu à des totalitarismes. Quelles que soient les erreurs qu’ils ont faites et les dérives qu’il a pu y avoir, ceux qui ont été animés par une utopie dans laquelle ils recherchaient le bonheur du peuple sont plus sympathiques que ceux qui se mettent au service de l’oligarchie à laquelle ils appartiennent eux-mêmes.

Je crois qu’on a un devoir de transmission aussi. On parle de personnages que les nouvelles générations ne connaissent pas (sauf peut-être Che Guevara, le plus emblématique). C’est important de réaliser que les jeunes générations puissent ne pas connaitre ces figures, des références, même de combat. Parce qu’on est dans une époque qui convoque le courage. Ce qui se passe aux États-Unis, ce qui ce qui fait le lit de l’autoritarisme, du fascisme, c’est évidemment qu’il y a des gens qui militent de manière violente et qui peuvent abuser du pouvoir qui leur tombe entre les mains, mais c’est aussi la lâcheté. C’est d’abord la lâcheté et la compromission.

Parler des personnes qui se sont tenues debout, qui ont laissé des slogans, des appels au combat, au courage, qui ont traversé les époques («¡No pasarán!» cri de ralliement antifasciste de Dolores IBárruri, la Pasionaria) c’est universel. Être antifasciste est un acte humaniste. On peut avoir du respect, y compris même pour certains combats, même si après, ils sont perdus.

Aujourd’hui, nous sommes dans un monde qui se défait, qui se désagrège, et qui vient de franchir les limites planétaires. Nous nous trouvons dans un mode de panique face à un effondrement qu’on ne contrôle pas, une technologie qui est utilisée à des fins de manipulation, qui nous dépasse et qui prive les peuples de la possibilité de disposer d’eux-mêmes. Alors que notre génération était encore dans un monde relativement lisible, bipolaire et avec encore des utopies qu’on pouvait choisir, qui voulaient construire une société avec un avenir désirable.

Ce disque Liberation Songs ne veut pas forcément prendre position parmi tant d’autres sur tel ou tel événement en particulier, mais je voulais lui donner une dimension humaniste : c’est une invitation à revenir à soi, à l’autre, ce qui fait le sens de notre présence ici. Et cette présence n’a de sens que dans la liberté et le partage sur un mode égalitaire.

Plutôt qu’engagé, je suis convoqué. Comment ne pas réagir à ce que je vois autour de moi ? Donc ma façon de faire, c’est d’aller chercher chez mes aînés, de revenir à ce qui est mon histoire personnelle. Je pense que c’était important aussi de partager ce qu’ont été ces grandes figures de lutte, et de lutte pour les autres, pas pour soi, pas pour son pouvoir comme toutes ces figures qu’on voit aujourd’hui fleurir de la Hongrie au Brésil. J’ai voulu ce disque comme une ode à la liberté, et à la conscience.

Propos recueillis par Franck Médioni

Disque Liberation Songs de Stéphane Kerecki (Self Two Music).

Liberation Songs sort sous le Label Self Two Music, le 14 novembre 2025.

Il sera distribué par Outhere Distribution.

©Photo Header, Olivier Degen

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