Quand les musiciens de jazz (s’)écrivent sous la direction de Pierre Fargeton et Yannick Séité, Hermann Éditeurs, 400 pages, 2023.
Lors d’un colloque international qui s’était tenu en ligne, le 1er et 2 avril à l’Université Jean-Monnet de Saint-Étienne, un aéropage de chercheurs universitaires, jazzmen, journalistes, historiens, pédagogues, archivistes… et collectionneurs avait examiné la place occupée par les écrits de musiciens dans une tradition jazzistique essentiellement favorisée par l’oralité. Ce sont leurs réflexions sur ce sujet que cet ouvrage collectif dirigé par Pierre Fargeton et Yannick Séité reprend au travers de quatre chapitres.
Le premier présente les écrits de musiciens détaillés dans la presse avec la polémique Jelly Roll Morton – W. C. Handy publiée dans The Baltimore Afro-American et la revue Down Beat (Philippe Baudouin) ; les articles de Jef Gilson et Claude Lenissois exposés dans Jazz Hot (Vincent Cottro) ; ceux de Lennie Tristano traitant du bop dans Metronome (Pierre Fargeton) et celui de Charlie Christian sur la guitare électrique paru dans la revue Down Beat. Y apparaît toute la difficulté de s’exprimer sur des sujets à l’époque sensibles avec une subjectivité immaculée.
Le-Metronome-All-Stars-de-1948-1949,-avec-Lennie-Tristano.©Photo
Dans le chapitre suivant, consacré aux différents types d’autobiographies (Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, Billie Holiday, Mezz Mezrow, Big Bill Broonzy et Louis Moreau Gottschalk, leur père à tous), Alyn Shipton, l’éditeur des autobiographies de Danny Barker et Doc Cheatham, évoque différents aspects de la collaboration entre le musicien de jazz (celui qui raconte) et le co-writer (celui qui transcrit et met en forme). Les « différentes formes d’écriture de soi » sont analysées par la correspondance Bobby Jaspar – André Hodeir révélatrice de la situation d’un musicien européen séjournant aux États-Unis durant les années 50.
Le troisième chapitre évoque un autre type d’écriture avec les travaux pédagogiques de musiciens de jazz sur la pratique d’un instrument (Roger Chaput) et la théorie musicale (Steve Coleman, André Hodeir).
Le quatrième et dernier chapitre intitulé Écritures du jazz et poetry examine la relation entre le langage et la musique et ses conséquences sur l’écriture, concrétisée par l’expression « mots – musique » inventée par Joseph Jarman (Brent Hayes Edwards) et la formule « Les poèmes sont de la musique utilisée » par Sun Ra (Cyril Vettorato). Complétant les analyses de Michael Taft, Christian Béthune établit la juxtaposition de deux formes d’écriture dans le blues : l’une, adaptée au caractère festif des prestations publiques et de la danse, met l’accent sur le message musical porté par la force de la pulsation rythmique au détriment du contenu des paroles ; l’autre, destinée à l’enregistrement, s’appuie sur une écriture structurant le texte selon un mécanisme illustré par des exemples traitant de l’organisation d’un couplet.
La contribution passionnante de Pim Higginson concluant cet ouvrage sous le titre pour le moins frondeur « Musicien de jazz-écrivain : une double impossibilité ?« , invite à la réflexion. Higginson assimile dans ses propos le musicien de jazz à un « subalterne », ce terme désignant un concept développé par Gayatri Chakravorty Spivak pour caractériser la femme indienne du temps de la colonisation anglaise, c’est-à-dire quelqu’un qui ne peut s’exprimer car il ne sera pas écouté du fait même de sa condition (voir la récension rédigée à ce sujet par Émilien Legendre, diplômé du master d’Études moyen-orientales de l’ENS de Lyon et étudiant en Sécurité internationale à Sciences Po Paris.
Répondant à cette interrogation par une argumentation ne négligeant aucun débat, remarquablement étayée et rigoureusement structurée, cet ouvrage, d’une haute tenue universitaire, aborde selon une démarche pluraliste et féconde, la question des écrits produits par les musiciens de jazz – car ils écrivent bien sûr. Une réalisation remarquable.
COMMENTAIRES RÉCENTS