Il n’est pas commun pour un festival de présenter deux années consécutives le même nom dans son programme. C’est pourtant ce qu’a fait cette année (2015), le Festival International de Barcelone, en agrippant par le bras le guitariste américain Kurt Rosenwinkel, pour lui demander de revenir jouer une fois encore, le mercredi 18 novembre, dans la ville méditerranéenne qui, en automne, s’habille en jazz. Il ne faisait aucun doute que le succès serait au rendez-vous, car le concert que Rosenwinkel donna l’année passée, avec le Matosinhos Jazz Orchestra, n’avait rien à voir avec celui de cette dernière édition.
Le temps froid tente alors de pénétrer Barcelone, mais ce n’est pas encore le moment. À la place, s’installe le Festival de Jazz qui se répand dans toute la ville entre le 26 septembre et le 11 décembre. …/…
Kurt Rosenwinkel arrive directement du Jazz Institute de Berlin, où il y enseigne la musique.
Cette fois, à l’inverse de l’année passée, le guitariste de Philadelphia apparaît seul en scène dans L’Auditori de Barcelone. Ou peut être pas si seul… Sa guitare, et plusieurs équipements sonores l’accompagnent. Amplificateurs,synthétiseurs, mixeurs. Un clavier, un iPad fonctionnant comme un lutrin, la pomme illuminée de son MacBook attend sur la table, enterré sous un monceau de câbles.
Une mise en scène très spéciale. Mystique ? Tous ces attirails électroniques forment un cercle autour d’une chaise encore vide. Une espèce d’autel, prêt pour un rituel païen au milieu de la forêt. La lumière bleue sombre, projetée sur les murs, nourrit l’attente, transformée en sorte de transe.
Il arrive alors, vêtu de couleurs claires, pantalons larges, chaussures de sport noires et d’une simple chemise. Applaudissements enragés. Il sourit. Mais quelles
bonnes vibrations. Il regarde la guitare. Il la caresse. Elle parle… et lui aussi. Il l’accompagne, chante avec elle. Doucement, pas fort, presque imperceptiblement, presque comme si il s’agissait d’un tic. Mais le microphone trahit l’intimité de ce chant personnel, pas destiné à devenir public. Et étonnamment, la projection de ce cantique, ce murmure doux et chaleureux, devient spectaculaire.
Sa voix mêlée aux gémissements de sa guitare vient du moment où Rosenwinkel décide de donner un tournant à sa production artistique après une crise qu’il a connue au milieu de sa carrière. Il se sentait déconnecté de la musique et décida de changer ce qu’il faisait. Il modifia alors les réglages de sa guitare et commença à chanter avec elle.
De ce changement est sorti Zhivago, dans l’album The Next Step ; il deviendra l’une des chansons les plus acclamées de sa carrière.
Peut être se sentait-il plus lui-même comme ça?
En effet, on dirait. On pourrait même le ressentir. Et à cela, il faut ajouter le jeu de lumières de l’Auditori. Toujours sublime, les lumières changeaient, tout en entourant le musicien d’une aura spirituelle.
Cette voix au niveau du sol, à côté de la guitare et à côté des jeux d’échos, répétitions, réverbérations. Les conversations entre synthétiseurs, amplificateurs et claviers s’étendent. Les minutes passent, les heures passent, et Rosenwinkel enchaîne avec Imaginary Friend, State of the Heart, la beauté moche de Thelonious Monk avec sa Ugly Beauty.
Les doits virevoltent, le niveau technique est très élevé. Sans stress. Maintenant il joue la mélodie initiale, puis petit touché sur l’iPad et… surprise, les notes se répètent, en boucle. Encore et encore. Et lui, il commence à improviser sur elles. Il a déjà joué cinq thèmes et il ne semble pas du tout fatigué, car tandis qu’il fait gémir sa guitare d’une main, l’autre caresse le clavier. Il laisse les hurlements de ce dernier se répéter et il retourne, avec toute sa concentration, aux cordes de sa guitare qui s’accorde automatiquement.
Et il continue comme ça, en déplaçant ses mains comme si elles étaient des tentacules : du clavier à l’iPad, de l’iPad au clavier, du clavier aux cordes…
Il se balance un peu, se lève. Il ferme les yeux. Il a un tic qui lui fait trésailler les sourcils. Mais au début, quand le temps de réaction est insuffisant, ces mouvements nerveux gagnent son front tout entier qui semble être mû par le rythme des accords qu’il tresse.
Un concert qui n’a rien à voir avec celui que Rosenwinkel donne accompagné de son groupe, le Matosinhos Jazz Orchestra qui était déjà présent à Barcelone lors de l’édition précédente et qui remplit la salle Barts.
Le concert vient de finir. Il part, mais les applaudissements l’attirent à nouveau sur scène. Avant de jouer, avant de prendre sa guitare en main, il parle des attentats du 13 de novembre à Paris. Il parle d’un copain pianiste qu’il connaît là-bas, et il reproduit la conversation :
-Man, this world is crazy. (Mec, ce monde est fou)
-I know, I know… It’s terrible. (Je sais, je sais…C’est terrible)
-What can we do? (Qu’est-ce qu’on peut faire?
-Well mate… I guess play well! (Bah mec… J’imagine, jouer bien !
Peut être que Kurt devra chercher autre chose à faire pour changer le monde, car il joue déjà, bien. Très bien, même.
(Original publication in El Corso )
https://youtu.be/lrhFig6VRMo
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