Note : l’original de cet article est publié dans le blog de l’excellent Guillaume Lagrée, Le Jars Jase Jazz.
Lectrices compositrices et arrangeuses, lecteurs pianistes et chefs d’orchestre, Le Jars Jase Jazz a récemment salué la mémoire du pianiste, compositeur, arrangeur et chef d’orchestre de Jazz français Martial Solal(1927 – 2024) qui a définitivement refermé son piano le 12 décembre 2024.
Il est temps de passer aux choses sérieuses, l’avis de musiciens sur le Maître de Chatou.
Je leur ai posé les 3 mêmes questions que j’avais posé pour Chick Corea en 2021:
- Quels sont vos souvenirs personnels de Martial Solal (rencontres, concerts) ?
- Quelle influence a-t-il eu sur votre musique ?
- Quels morceaux, albums recommanderiez-vous à ceux qui ne connaissent pas la musique de Martial Solal ?
Voici les 3 musiciens français qui m’ont répondu immédiatement. J’insisterai pour en recevoir d’autres.
Eric Le Lann (1957), trompettiste, a joué dans tous les orchestres de Martial Solal depuis 1981. Martial Solal a arrangé des chansons d’Edith Piaf & Charles Trénet pour l’album « Eric Le Lann joue Piaf Trénet » (1990). Orchestre dirigé par Patrice Caratini.
Eric Le Lann a aussi enregistré un album en duo avec Martial Solal au festival Jazz à Vannes, édition 1999, » Portrait in Black and White » .
Eric Le Lann a publié une autobiographie chroniquée sur le Jars Jase Jazz, » Scorpion ascendant Belon » (2022). Il réserve ses souvenirs de Martial Solal à la future nouvelle édition de cette autobiographie.
Manuel Rocheman (1964), pianiste, fut le seul élève régulier de Martial Solal. Sur ce blog, vous trouverez la chronique d’un concert à Paris, à la Maison de la Radio, le 30 janvier 2022, où était joué le concerto Icosium de Martial Solal. Manuel Rocheman était au piano. Voici ses réponses à mes trois questions innocentes.
- J’ai beaucoup trop de souvenirs personnels pour les relater ici. Ca fait 45 ans que je le connais. On se voyait et s’appelait très régulièrement.
- Une grande influence! Il a été mon professeur.
- Pour les morceaux et albums en voici trois recommandés par Manuel Rocheman. J’en possède un.
» Nothing but piano » en solo chez MPS.
» Suite for trio » en trio chez MPS avec NHOP et Daniel Humair
« Martial Solal live 1959 – 1985 «
Je vous livre, lectrices pianistes et chefs d’orchestre, lecteurs compositeurs et arrangeurs, en complément direct du sujet, un texte personnel de Manuel Rocheman, écrit pour l’occasion. Merci Manuel.
La musique de Martial Solal est comme un o.v.n.i. Elle possède un aspect futuriste tout en puisant dans la pure tradition du Jazz. Une mise à jour permanente. Un album pour moi illustre à merveille la quintessence du jeu de Martial, c’est « Nothing but Piano » album en piano solo sorti chez M.P.S. vers la fin des années 70.
La première fois que je suis allé chez Martial, j’avais 16 ou 17 ans, j’ai posé les doigts sur son piano et j’ai réalisé à quel point il était dur ! Pour enfoncer une touche il fallait vraiment mettre beaucoup de poids. Martial m’a expliqué qu’il avait volontairement choisi un piano très dur afin de n’avoir jamais de mauvaise surprise quand il découvrait le piano lors d’un concert. C’est vrai que nous les pianistes ne jouons jamais en concert sur l’instrument sur lequel nous travaillons. Du coup, lorsque j’ai acheté mon piano à queue, j’ai aussi choisi un modèle avec une bonne résistance, de façon à muscler mes doigts au mieux.
Martial me demandait d’écrire mes improvisations. Quand je venais prendre les cours chez lui, il s’accoudait sur le côté du piano pour regarder le clavier et mes doigts, et me disait » Manuel, joue-moi tes improvisations » , j’étais très intimidé. Je lui jouais les phrases que j’avais écrites et que je pensais être intéressantes. Il était très compréhensif, il m’encourageait tout le temps…
Eric Ferrand N’Kaoua (1963) , pianiste concertiste classique, est aussi passionné par l’oeuvre de Martial Solal que par celle de Frédéric Chopin ou Franz Liszt. Dans le Jars Jazz Jase, vous trouverez la chronique de son album consacré aux oeuvres pour piano et deux pianos de Martial Solal. L’album « Martial Solal: works for piano and two pianos by Eric Ferrand N’Kaoua » (2015) se conclue par une » Ballade pour deux pianos » en duo avec Martial Solal.
Vous trouverez aussi un dialogue autour d’André Hodeir (1921-2011) par Martial Solal, Olivier Calmel & Eric Ferrand N’Kaoua, organisé par votre serviteur, chez Martial Solal, le dimanche 22 janvier 2012.
Propos liminaires d’Eric Ferrand N’Kaoua suite au décès de Martial Solal. Merci Eric.
Le coup est rude, car Martial, malgré son grand âge, était resté parfaitement lucide, répondait au courrier, s’intéressait à ce que faisaient les musiciens de son entourage pour qui il constituait une sorte de référence absolue. Le monde perd un artiste au talent éclatant, mais dont on commence à peine à entrevoir l’importance historique, tant il a créé dans des domaines différents, toujours en avance sur son temps. Pour ma part, j’admirais le musicien mais j’aimais aussi profondément l’homme pudique, ironique sans jamais être blessant, d’une intelligence merveilleuse, conscient de sa valeur mais restant d’une grande simplicité.
Réponse à la question 1: Quels sont vos souvenirs personnels de Martial Solal (rencontres, concerts)?
Sylvia Monfort disait : » on ne rencontre vraiment les autres que par le travail en commun » et j’ai avec Martial de merveilleux souvenirs de travail. J’ai souvent pris le RER pour Chatou afin de lui jouer ses œuvres, d’abord le concerto Échanges pour piano et cordes en 2009, puis en 2011 les Études et Preludes qu’il m’a demandé ensuite d’enregistrer, puis en 2020 le concerto Coexistence et beaucoup d’autres choses entre-temps.
Ce faisant, je ne pouvais m’empêcher de penser au grand pianiste et professeur Vlado Perlemuter qui, presque un siècle plus tôt, prenait régulièrement le train pour Montfort- l’Amaury afin de recueillir les conseils d’interprétation de Maurice Ravel.
Nous avons d’autre part entretenu une abondante correspondance par e-mail au fil de ces années. Martial a été un précurseur dans l’utilisation des ordinateurs pour écrire de la musique. Il était donc très au fait des évolutions technologiques et adorait les gadgets, ce qui nous fournissait un autre terrain de discussion…
Ma toute première visite chez lui, grâce à Jean -Charles Richard, avait d’ailleurs pour objet la numérisation d’une ancienne bande magnétique professionnelle de radio (version initiale de la Suite en ré bémol) pour laquelle nous avions apporté le matériel adéquat. Mon souvenir le plus émouvant reste tout de même sa présence tout au long de l’enregistrement de mon cd Martial Solal, piano works, auquel il m’a fait de plus l’honneur de participer en jouant avec moi sa Ballade pour deux pianos..
Réponse à la question 2: Quelle influence a-t-il eu sur votre musique?
Martial est parti avec ses secrets, non qu’il les ait jalousement gardés (bien au contraire, puisqu’il a publié une célèbre Méthode d’improvisation), mais simplement parce qu’ils étaient pour l’essentiel indicibles. En travaillant avec lui sa musique, en assistant à ses concerts, j’ai pourtant beaucoup appris en matière d’accentuation comme de prononciation et me suis peu à peu inconsciemment imprégné d’une manière d’être musicale différente, celle qui cultive l’imprévu. Quel que soit le style, il me semble aussi que je porte dorénavant plus d’attention au caractère qu’aux notes et que ma conscience du temps est devenue plus précise.
Réponse à la question 3 : Quels morceaux, albums recommanderiez-vous à ceux qui ne connaissent pas la musique de Martial Solal ?
Avec ce qui me vient à l’esprit tout de suite : en solo, à part My one and only love que vous citez avec raison, je pense entre autres au plus ancien Nothing but piano (1976 je crois), mais aussi à Martial Solal improvise pour France Musique ; en duo, l’extraordinaire Movability avec NHOP, que l’on retrouve dans Duo & trio live in Paris 1976 avec Daniel Humair (grande année, décidément). Avec le Newdecaband, il me semble qu’il a génialement réinventé le concerto grosso dans Exposition sans tableau. Pour les oeuvres très écrites et plus amples, je pense au magnifique concerto pour claviers et orchestre Nuit étoilée dirigé par Marius Constant, où l’on retrouve le compositeur passant du piano de concert au synthétiseur et au piano désaccordé. Les concertos que j’ai eu le privilège de jouer, Echanges pour piano et cordes et Coexistence pour piano et grand orchestre n’ont pas encore fait l’objet d’enregistrements publiés, mais Coexistence est encore disponible sur la plateforme de Radio France où il figurait parmi les 3 concertos de la soirée hommage du vendredi 11 septembre 2020, avec le concerto pour saxophone et celui pour 3 solistes.
Je suis loin de connaître toute sa discographie ou toute ses oeuvres; cette courte liste laisse donc inévitablement de côté d’innombrables joyaux. En revanche, YouTube regorge de live étincelants, pas forcément publiés en disque, comme ces dialogues incroyables avec Jean-Louis Chautemps, Bernard Lubat ou Toots Thielemans, et de nombreuses vidéos qui, loin de dévoiler les secrets indicibles de Martial, ne font qu’épaissir le mystère de sa créativité et de ses dons pianistiques incomparables. Cf vidéo sous cet article.
©La photographie de Martial Solal est l’oeuvre de l’Epatant Juan Carlos HERNANDEZ. Toute utilisation de cette oeuvre sans l’autorisation de son auteur constitue une violation du Code de la propriété intellectuelle passible de sanctions civiles et pénales.
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