Interview de Raphaël Imbert, Directeur du Conservatoire de Marseille et saxophoniste de jazz, par Nadia Khouri-Dagher.
Le Conservatoire de Musique de Marseille fête ses 200 ans en cette fin d’année 2021. Un Conservatoire qui a toujours innové : en créant en 1963 la première classe de jazz dans un conservatoire en France ; en créant aussi une classe de musique électro-acoustique, autre innovation ; et plus récemment, en nommant en 2019 comme Directeur, un saxophoniste de jazz, autodidacte de surcroît : Raphaël Imbert. Étoile de la scène jazz française et enfant du pays, Raphaël Imbert était sorti Premier Prix de la classe jazz de ce même conservatoire – classe de jazz qui ne demande pas aux étudiants leurs diplômes en musique, mais de savoir bien jouer et improviser en groupe. Rencontre dans son bureau avec vue sur la ville, orné de deux pianos à queue, ancien bureau de Pierre Barbizet, le charismatique directeur et pédagogue qui dirigea le conservatoire 26 ans, de 1963 à 1990, et a marqué toutes les mémoires…
Comment êtes-vous venu au saxophone ?
Ça a été un coup de foudre ! J’ai découvert le saxo par un jeune de mon âge qui s’est installé à côté de chez nous, à Rognes près d’Aix, et qui en jouait. Un jour j’ai soufflé dedans et j’ai trouvé ça génial ! Au même moment, mon père, mélomane de classique, a découvert le jazz. Nous avons donc défriché tout cet univers ensemble, lui et moi : Thelonious Monk, Stan Getz, Sidney Bechet, Eric Dolphy…. Par coïncidence, mon premier concert classique fut d’entendre Pierre Barbizet en duo avec le violoniste Ivry Giltis, à Aix, et je me souviens d’un concert très joyeux : les deux artistes avaient dû bien fêter leurs retrouvailles avant le concert… Mes parents m’emmenaient aussi écouter Alain Souchon et d’autres artistes.
Comment s’est fait le chemin, d’ado aimant le saxo, à jazzman professionnel ?
Je ne me destinais pas à la musique : j’étais passionné par les sciences naturelles… Mais à 15 ans, tout à basculé, avec un concert de Sonny Rollins à Antibes. Je suis allé l’écouter, et j’avais pris mon saxophone, pour lui montrer – quand on est jeune on est audacieux ! Il faisait la première partie du concert de John Mc Laughlin, et à l’entracte j’ai essayé de m’introduire dans les coulisses. Par chance j’ai rencontré la fille de l’organisateur, qui a dit aux types du contrôle : « vous en connaissez beaucoup, des gamins qui veulent rencontrer Sonny Rollins ? ». Je l’ai donc rencontré, il a passé une demi-heure à discuter avec moi, et en rentrant, je me suis dit : « c’est ça que je veux faire ! ». Six mois plus tard je suis monté à Paris pour faire des boeufs avec Steve Potts, un saxophoniste afro-américain qui avait joué avec Miles Davis ou Steve Lacy. Et là, même scénario : je sors mon saxo, je fais mes 3 notes, et lui se montre très encourageant…
« À 15 ans, après un concert de Sonny Rollins, je me suis dit : c’est ça que je veux faire ! »
Vous aviez une sacrée confiance en vous, si jeune : d’où vous venait-elle ?
J’avais créé un groupe de rock, au lycée à Aix, et nous avions gagné le « Tremplin des JMF » (Jeunesses musicales de France, ndlr) : nous étions partis jouer en Norvège, et à Paris. Donc j’avais déjà une expérience de la scène, à notre petit niveau… Puis à 16 ans j’ai arrêté le lycée – j’ai fait ma crise d’ado – et la musique m’a sauvé… Oser franchir le pas pour devenir musicien a sans doute été facilité par le fait que je viens d’une famille d’artistes : mon grand-père, Jean-Claude Imbert, était professeur émérite des Beaux-Arts, et il a commencé sa carrière de prof dans ce bâtiment, qui était l’Ecole des Beaux-Arts de Marseille. Et mon père est peintre, comme ma grand-mère paternelle, et j’ai toujours baigné dans un milieu très artistique…
J’avais créé un groupe de rock, au lycée à Aix, et nous avions gagné le « Tremplin des JMF » (Jeunesses musicales de France, ndlr) : nous étions partis jouer en Norvège, et à Paris. Donc j’avais déjà une expérience de la scène, à notre petit niveau… Puis à 16 ans j’ai arrêté le lycée – j’ai fait ma crise d’ado – et la musique m’a sauvé… Oser franchir le pas pour devenir musicien a sans doute été facilité par le fait que je viens d’une famille d’artistes : mon grand-père, Jean-Claude Imbert, était professeur émérite des Beaux-Arts, et il a commencé sa carrière de prof dans ce bâtiment, qui était l’Ecole des Beaux-Arts de Marseille. Et mon père est peintre, comme ma grand-mère paternelle, et j’ai toujours baigné dans un milieu très artistique…
Vous êtes jazzman mais également chercheur, et vous avez notamment signé un ouvrage remarqué par la critique : Jazz supreme – Initiés, mystiques et prophètes (Éditions de l’Éclat, 2014). Dans cet ouvrage, vous vous intéressez aux musiques noires américaines, et à leur dimension sacrée : pourquoi cet intérêt chez vous ?
J’ai beaucoup travaillé sur la country et le bluegrass : toutes ces musiques qui ont permis de réhabiliter l’idée d’improviser – c’est-à-dire de créer de la musique en temps réel. Car jusqu’au milieu du XIX° siècle, tous les musiciens classiques savaient improviser, et cela s’est perdu ensuite. Toutes ces musiques populaires américaines sont issues de l’esclavage, et elles représentent une diversité musicale hallucinante. Ce qui m’intriguait, c’est : « pourquoi dans ce pays très capitaliste, ces traditions musicales sont-elles encore vivantes, alors qu’en France elles ont disparu ? Car en 100 ans en France on est passé des fanfares de villages et chansons pendant les noces, à presque rien. Mais aux USA, quel que soit l’endroit où vous allez, quand des gens se rassemblent ensemble, ils font de la musique.
Quel a été le résultat de vos recherches ?
J’ai découvert la dimension intensément spirituelle du jazz. Car longtemps, on a voulu opposer le jazz et le gospel – ce dernier étant seul crédité d’une dimension spirituelle. Or tous deux sont chargés d’une intention spirituelle. Dans les communautés afro-américaines on apprend la musique surtout à l’église, où l’on chante beaucoup. Mais là-bas, même si l’on est un musicien urbain athée ou agnostique, on estime toujours que la musique que l’on fait a une dimension spirituelle. Pour la musique classique, on a longuement expliqué que Bach composait ses cantates pour des messes, ou que Mozart appartenait à une loge maçonnique. Mais pour le jazz, gospel mis à part, les critiques avaient occulté la dimension spirituelle. Et c’est sur cela que je me suis penché.
« Le jazz, c’est la réconciliation de l’esprit et du corps »
Des illustrations de ceci ?
Par exemple, on relève des conversions à l’islam dans les années 50 et 60, comme pour Duke Ellington ou Louis Armstrong. J’ai découvert aussi que beaucoup de musiciens afro-américains étaient franc-maçons : une façon de se protéger et une forme de solidarité, dans un contexte d’inégalités sociales et de ségrégation… Je me suis aussi intéressé au discours mystique de Sun Ra, ou aux théories de l’Art Ensemble de Chicago (groupe afro-américain, ndlr), pour qui le jazz vient de l’Egypte pharaonique…
Vous qui êtes jazzman, quel est votre rapport à la musique classique ?
Un choral de Bach me procure autant d’extase ou de joie qu’un gospel ; dans le sacré, il y a toujours un enjeu de dépassement de soi. Mais j’appartiens à la famille du jazz, qui n’oublie pas le corps : car dans la pensée occidentale, en mettant la musique par écrit, on a mis le corps de côté. Le jazz, c’est la réconciliation de l’esprit et du corps.
Dans son roman Banjo, paru entre les 2 guerres, le romancier afro-américain Claude Mc Kay laisse entendre que Marseille fut la porte d’entrée du jazz en France, avec la musique jouée dans les bars et tripots du port, par les dockers et les matelots qui venaient des 4 coins du monde : Antilles, Afrique, Orient, Asie, Europe du Sud… Mais on sait que Paris, son « Bal Nègre » et ses cabarets créoles ont aussi joué un rôle important…
Marseille est certainement une ville historique du jazz en France, et tous les grands artistes de jazz se produisaient à Marseille, à l’Alcazar notamment : Charlie Parker, Max Roach, Thelonious Monk, et d’autres. Un excellent livre relate l’histoire du jazz à Marseille : A fond de cale – 1917-2001, Un siècle de jazz à Marseille, de Michel Samson et Gilles Suzanne. Marseille est une ville-jazz ! Car le jazz c’est associer les contraires et les paradoxes, et ceci définit aussi Marseille ! L’autre définition du jazz, c’est : le geste musical qui me permet de jouer avec qui je veux quand je veux.
Pour conclure, quels sont les 5 disques que vous emporteriez sur une île déserte ?
Le premier serait « Money Jungle », de Duke Ellington, Charlie Mingus et Max Roach. Puis « Both Sides Now » de Joni Mitchell ; « Moontaz Mahal » de Taj Mahal, qui joue ici avec des musiciens indiens ; « Le Chant de la Terre » de Mahler par Kathleen Ferrier et dirigé par Bruno Walter, qui est en classique ce que je mets au-dessus de tout ; et en pop « Before and After Science » de Brian Eno.
Le premier serait « Money Jungle », de Duke Ellington, Charlie Mingus et Max Roach. Puis « Both Sides Now » de Joni Mitchell ; « Moontaz Mahal » de Taj Mahal, qui joue ici avec des musiciens indiens ; « Le Chant de la Terre » de Mahler par Kathleen Ferrier et dirigé par Bruno Walter, qui est en classique ce que je mets au-dessus de tout ; et en pop « Before and After Science » de Brian Eno.
Dernier album paru : Raphaël Imbert Quartet, « Oraison », chez Outhere Music.
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