Le 12 décembre dernier, au studio de l’Ermitage, Khalil Chahine (guitare, mandoline, harmonica) Eric Séva (saxophones), Christophe Cravero (piano, violon), Kevin Reveyrand (basse), André Ceccarelli (batterie), ainsi qu’un invité de marque, Thierry Eliez (piano) présentaient l’album Kafé Groppi.
Kafé Groppi, un recueil de souvenirs et de projections personnelles développé sur plusieurs années par le guitariste franco-égyptien, en référence au lieu cosmopolite du même nom dont la légende dit qu’il accueille au Caire les conversations éclairées d’amateurs d’art tentant de (re)créer un monde ouvert.
Cette métaphore du métissage, reprise par des musiciens comme Ibrahim Maalouf, Avishai Cohen ou Itamar Borochov en tant qu’élément constitutif du jazz, sert de fondement à la démarche du leader, qui dissémine tout au long du concert, les climax tendus de la musique arabe au travers d’intervalles ténus, de motifs non superposables, sertis dans la trame même de ses compositions.
La notion de world music, devenue un vaste fourre-tout, ne rend pas vraiment compte du jazz oriental proposé par la formation, que l’usage d’une basse et d’une guitare électrique rangeraient même plutôt, au premier abord, dans le courant fusion ( Le Jour part I ).
Des accents moyen-orientaux se trouvaient pourtant déjà dans le standard de Duke Ellington « Caravan » et il serait sans doute bien trop réducteur de considérer comme incompatibles une musique classique couchée et lue sur partition et un jazz basé sur des chorus échevelés qui s’éloignent délibérément des sentiers balisés, en vue de retrouver ces « effluves du sombre et du profond » qui caractérisent la musique improvisée.
Le titre Synoptik traduit bien cette ambivalence et le quintet, obligé de sacrifier les arrangements de cordes symphoniques au profit d’une dynamique resserrée qui sert l’apparentement au jazz, met en exergue des vertus contemplatives insoupçonnées au prix d’un travail considérable sur la mélodie.
Le solo de Telecaster qui le traverse, avec son phrasé limpide et ses effets de wah-wah, est à cet égard, un modèle du genre. Il permet de vérifier combien le blues et ses préfigurations archaïques jouent un rôle ornemental en ethno-jazz, établissant des variantes de jeu explorées comme autant de possibilités, alors qu’il sourd et transpire littéralement du langage vernaculaire des jazzmen enracinés dans la tradition afro-américaine. Kafé Groppi, le titre éponyme est a contrario ce qui s’en éloigne le plus, concentré sur la nostalgie d’une époque révolue, avec des volutes de notes dont la consistance semble celle d’une colonne de fumée.
Le dépouillement imposé par la formule du combo fait paradoxalement, du jeu des agencements mélodiques, un art à part entière, comme si le lieu cairote fantasmé prenait vie par magie devant nous.
Au passage, les accords du piano de Christophe Cravero, multi-instrumentiste aussi à l’aise avec les touches noires et blanches qu’avec un violon, renforcent les fondations d’une musique évanescente, magnifiant son caractère volatile et cinématique.
Pauper renoue avec la verve mélodique des premiers albums du leader et représente sans doute l’acmé du set, moment particulièrement intense, où le groupe se joue de la pesanteur, générant des atmosphères oniriques avec une apparente facilité harmonique qui force l’admiration. Sur le plan esthétique, la sécheresse relative du drumming d’André Ceccarellis ’oppose souvent à la fluidité d’Eric Séva, tandis que de nombreuses plages du concert témoignent de la sensibilité de Khalil Chahine sur guitare électro-acoustique, une dimension essentielle de son talent depuis les débuts de sa carrière.
Et c’est finalement sur un titre tiré de son deuxième album, Turkoise, que le guitariste achève la conquête du public du studio de l’Ermitage, avant que d’enfoncer le clou avec Les Paradis Artificiels » d’Kekma, qui entame la descente finale vers la coda d’un set mémorable pour les musiciens, comme pour le public.
Khalil Chahine revient au Sunside le 02 mars prochain.
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