Texte et itv par Rémy Fière, pour Couleurs Jazz
Porter une barbe, longue et fournie, est d’ordinaire l’apanage des hommes que l’on qualifie de « vrais ». Thomas de Pourquery en est une preuve, disons, bien vivante. Cela lui donne des airs de barde fondateur, de philosophe scandinave, ou de flibustier en retour de hipsterie. Dans un bistrot de Nation, admirablement baptisé « le Canon », ils sont posés, son système pileux et lui, pour affronter les questions d’un ignare avide d’en savoir plus sur « Broadways », dernière livraison qui ne devait pas tarder à sortir.
« Broadways », ça sent son New York donc, ses comédies musicales, ses succès planétaires, Cole Porter, Gerschwin et quelques autres que Thomas et ses bons amis du Red Star Orchestra, « des illustres salopiots » aime-t-il les appeler en s’incluant dans la meute, ont revisités avec un entrain de possédés.
« Un jour, on s’est retrouvés et on s’est dit « et si on chantait les plus grands standards, ces morceaux que nous avons tous en commun ?». Des morceaux « déjà surjoués, rabajoués » ose notre homme qui fourmille de mots autant que de notes… Mais si on veut espérer faire du bien, faut avant tout se faire plaisir ».
Alors ils ont choisi de se rassembler, en joyeux partageurs, sous la vibrante houlette de Johane Myran, arrangeur canaille, « Quand on a commencé à en parler, puis à répéter, on se disait « Non, on ne peut pas jouer ce morceau-là ! ça ne se fait pas, c’est tellement énorme ! ». Et puis l’un répondait « Mais si, on peut, allons-y ».
Ils y sont donc allés.
Photo © Marion Moulin
Il existe des voix, graves comme l’âme d’un bourdon. Celle de Thomas sonne et résonne tout au long de ce nouveau disque. Mais en dehors également. Car disposer d’une voix, ou d’une âme, c’est finalement pareil : l’utiliser devient une obligation. Notamment pour se tourner vers les autres, pour les comprendre, pour leur parler.
« Oui, il ne faut jamais hésiter à se regarder, à échanger, à s’écouter, ne pas avoir peur, ne serait-ce que de son voisin… »
On sent Thomas sensible aux écorchures de l’existence et aux accidents de parcours planétaires. Il y a par exemple ces hommes qui n’ont guère le droit de rester là où ils sont nés. Aujourd’hui, on les appelle des migrants, ce ne sont pas les premiers, ce ne sont pas les derniers, hier ils étaient réfugiés, exilés, que seront-ils demain ? la question le taraude. « Le migrant, quel mot insupportable. Parce qu’on est tous des migrants, mais ces humains qui vivent des drames, qui quittent un pays en guerre, c’est bien pire encore car la détresse du monde est écrite sur leur figure ».
Thomas a compris que la musique était en fait un condensé de la vie, qu’elle était partout, universelle, et qu’elle devait servir à rapprocher : « parce qu’elle nous fait voir à quel point on est tous pareils, chacun d’entre nous est un univers tout entier, c’est comme si on était des milliards seuls au monde ».
Alors, aider l’autre devient une nécessité que rien ne peut démentir. Pour Thomas, c’est, par exemple, le Brain Festival mis sur pied il y a maintenant six ans… Des concerts, organisés ici et là, et de l’argent généré pour soutenir la recherche « Il faut accepter de laisser une partie de sa recette, de son salaire, de ses émoluments et autres traitements d’une journée », afin de venir en aide aux victimes des maladies neurodégénératives. Comme un ultime hommage à un père trop vite disparu.
Il en parle avec des médecins, experts et chercheurs, une compagnie qu’il sait apprécier, « Les scientifiques sont les gens les plus allumés de la terre, ils cherchent dans un monde de ténèbres et font s’allumer des torches ».
Alors dans la lumière que font naître les hommes de savoirs et de recherches, Thomas de Pourquery s’avance, en retrait souvent par souci d’humilité, mais pas toujours. Car c’est parfois pour de bien agréables raisons.
Il est, en effet assez commun que l’être humain, normalement constitué, dispose d’une dizaine de doigts pour jouir des plaisirs de la vie.
Ceux-ci peuvent parfois être, hélas, diminués par la disparition, le manque, ou la brisure. Thomas de Pourquery le sait bien, qui fut d’abord un enfant d’une rare polyvalence. Jusqu’au jour où…
Ainsi, le rugby est un sport de musiciens raconte-t-on souvent, ou plutôt, « Il y a ceux qui déménagent les pianos, et ceux qui en jouent ». pour en référer à un vieux dicton de l’ovalie, comme pour marquer une distinction entre les avants, fort et rugueux, et les arrières, rapides et créatifs, Cela tombe bien, si Thomas est plus saxophoniste que pianiste, sur le champ, il a commencé trois quarts, derrière donc ; et il a terminé talonneur, tout devant, dans la mêlée.
Niveau plutôt élevé, engagement sans faille, blessures parfois criantes, comme lors de ce match disputé face à des Anglais qui ne sont jamais si hardis que lorsqu’ils jouent contre nous.
Il se souvient avec une précision d’entomologiste qui s’auto-scruterait sous le microscope. Car sous le maillot pointaient déjà l’artiste et l’habité, le jusqu’au boutiste et l’analyste « Je cherchais la transe, j’étais dedans, très très concentré »…
Les Anglais donc. Un match de rentre-dedans. « J’avais voulu en attraper un par le col, mon majeur a dû s’enrouler autour du tissu. Triple fracture ». Les durs au mal se moquent des douleurs et aiment au contraire les domestiquer l’air de rien. Sauf que cette fois « le docteur qui a regardé mon doigt m’a dit que je pourrais sans doute rejouer au rugby, mais que la musique, je pouvais faire une croix dessus ».
Jouer, rejouer, une jolie passerelle verbale entre le sport et la musique. Mais pour Thomas, c’est comme si le pont de liane entre les deux disciplines venait de s’écrouler. Finie, la musique, l’autre passion du jeune homme ? Oubliés la précocité semblable, le rôle du père, de son orgue Hammond et de ses rythmes R’n B, les études, le conservatoire …
En plein questionnement rééducationnel, Thomas se murmure à l’oreille qu’il va donc rester dans le sport… Et puis, miracle du corps humain ou diagnostic éhonté d’un diafoirus de sous-préfecture, son majeur droit est redevenu prêt à l’emploi, « Et c’est aujourd’hui mon doigt le plus fort » dit-il en tapotant la table.
Pas négligeable lorsque, le rugby définitivement abandonné, le jeune homme se tourne définitivement vers le saxophone et ses pratiques envoûtées.
Le jazz s’en félicite, tandis que le sport à 15 a trouvé d’autres gladiateurs pour faire tomber les Anglais.
Depuis, et cela n’a rien de conclusif, Thomas fait vibrer les notes et briller les cuivres, les récompenses, les expériences. Rarement seul, souvent à plusieurs, car, défend-il, « Le plaisir collectif est bien supérieur au plaisir solitaire ». Notre ami a tellement le sens de l’image que ce qu’il énonce ressemble parfois à des couplets légèrement free : « si on aime la masturbation, on peut devenir soliste, mais si on veut jouer des parties fines, il vaut mieux aimer son prochain ».
Le questionneur, toujours souriant, cherche alors la dernière question qui pourrait mettre en terme à cet étonnant moment passé avec un jazzman. Mais il ne la trouve pas…
Rémy Fière.
L’album Broadways par le Red Star Orchestra Featuring Thomas de Pourquery
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L’excellent Johane Myran, directeur artistique du Red Star Orchestra avait déjà fait équipe avec Thomas de Pourquery pour un précédent projet dans lequel ils avaient entraîné Olivia Ruiz. La tournée fut un succès mérité. Les deux compères eurent naturellement l’envie de recommencer. Aussi, Thomas osa émettre l’idée et l’envie folle de chanter de grands standards du Jazz.
Sitôt dit… L’idée fut alors de mélanger le swing des années 50, le free jazz des années 70 et de produire un Jazz au son résolument moderne, expressif et chaud. Ça sonne terrible ! Et la voix au timbre si particulier de Thomas de Pourquery fait de l’ensemble, un Hit, un objet de collection, un formidable disque de Jazz à écouter et réécouter, chaque fois que l’on a la nostalgie du beau ou l’âme joyeuse ou triste, c’est selon. Et ça marche dans les deux sens. Car il y a tout là dedans : de la douceur, de la tendresse, une force… tranquille, une pointe d’humour qui fige l’auditeur dans un sourire béat.
Le tout est servi par un big band épatant, d’où émerge l’impression nette, que les instrumentistes jouent vraiment collectif, tout en se permettant de remarquables envolées, et d’efficaces cadrages-débordements.
Mais qu’est-ce qui fait que cet album mérite encore plus que d’autres notre enthousiasme ? Revenons au chant et à la voix de Thomas de Pourquery, qui ne force jamais, qui module tout en douceur, mais envoie également quand il faut. L’inverse de la démonstration… L’inverse du crooner habituel qui a perpétué le succès de ces thèmes, l’évidence même. Du grain de cette voix, qui laisse entrevoir la fragilité commune à toute œuvre et qui produit ce pour quoi la musique est faite : l’émotion.
Jacques Pauper
Broadways est une production Label Bleu
Rémy Fière est rédacteur en chef adjoint pour le Journal L’Equipe. Précédemment journaliste à Libération, il a également sévit comme Rédacteur en Chef des Magazines Attitude Voile.
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