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Le producteur Michael Cuscuna, cofondateur du label Mosaic Records en 1983 et responsable des rééditions Blue Note dans les années 1990 et 2000, définitivement parti le 20 avril 2024, me racontait en 1999,  l’épopée du label Blue Note.

Quand Blue Note commença en 1939, il était alors le troisième label de jazz indépendant aux Etats-Unis. Tous les enregistrements de toutes sortes de musiques étaient produits par trois majors compagnies. En 1938, Commodore débuta, puis Chess, et enfin Blue Note qui fut donc le troisième label de jazz américain indépendant.

Tout commença avec Alfred Lion, natif d’Allemagne, qui s’installa aux Etats-Unis à l’âge de 17 ans. Il avait découvert le jazz à Berlin et il en était tombé amoureux. Il était parti aux Etats-Unis pour essayer de trouver du travail. Il a travaillé sur les docks, il dormait alors à Central Park. Mais il n’a pas voulu continuer. Il est retourné en Allemagne en 1930. Avec son ami et voisin Francis Wolff, il a fait de l’import-export de bijoux avec l’Espagne.

Mais il a voulu retourner en Amérique, il a séjourné plusieurs années en Amérique du Sud. Il travaillait sur les bateaux. Cela fait partie de l’histoire romanesque de Blue Note. Alfred Lion étant juif, il était réfugié allemand en Amérique. En fait, il avait quitté l’Allemagne avant qu’Hitler ne soit élu. Finalement, il est parti d’Amérique du Sud pour les Etats-Unis en 1936. Il allait le plus souvent possible aux concerts de jazz et se constituait une collection de disques.

En 1938, John Hammond avait organisé au Carnegie Hall un concert appelé From Spirituals to Swing. Alfred Lion a été tellement impressionné par le boogie-woogie jouée par Albert Ammons, Meade “Lux” Lewis et Pete Johnson que deux semaines plus tard, il a organisé avec eux la première session d’enregistrement Blue Note.

Ce qui s’est passé, c’est que de nombreux musiciens qui jouaient en clubs n’enregistraient pas de disques. La musique était de plus en plus sophistiquée avec notamment les grands orchestres swing. Alfred Lion écoutait le jazz qui se pratiquait dans les clubs comme au Café Society. Il a monté son label afin d’immortaliser ce qu’il entendait en concert, dans les clubs.

La deuxième séance d’enregistrement Blue Note a donné lieu à une innovation grâce à un accident. Il voulait enregistrer un orchestre mais les musiciens n’étaient pas disponibles. Il a alors eu l’idée de les faire enregistrer à trois heures du matin quand les clubs étaient fermés et les musiciens libres.

C’était le seul moment où les musiciens pouvaient enregistrer ensemble.

Alfred Lion a ainsi inventé la première séance d’enregistrement “after hours”. Alfred Lion était surtout amateur du jazz traditionnel des années 20. Il a ainsi commencé à enregistrer les maîtres du boogie-woogie, et puis Sidney de Paris, Sidney Bechet et Edmond Hall, d’excellents musiciens qui étaient issus de la scène du style Nouvelle-Orléans.

Thelonious Monk, Bud Powell, Fats Navarro, Art Blakey…

Pendant la guerre, Alfred Lion a été intégré à l’armée américaine. Mais, heureusement, il n’est pas allé plus loin que le Texas. Alfred avec une arme est une idée effrayante (rires).

Son ami Francis Wolff était resté en Allemagne, il l’a rejoint plus tard pour travailler avec lui pour Blue Note.

Quand la guerre a débuté, Francis travaillait avec Milt Gibler dans le magasin de la maison de disques Commodore. Après la guerre, le jazz a commencé à changer. Il a alors enregistré des petits orchestres swing, des gens comme Tiny Grimes, Ike Quebec et John Handy. Ike Quebec a fait découvrir le jazz moderne à Alfred Lion en 1947. Il lui a présenté Thelonious Monk, Art Blakey, Bud Powell et Fats Navarro. Alfred est vite tombé amoureux du jazz moderne.

Il a alors enregistré le plus de jazz moderne possible. A cette époque, Blue Note était toujours un label indépendant qui connaissait un succès d’estime. En fait, il vivait au jour le jour. Quand le 78 tours est apparu dans les années 40, Blue Note vivotait parce qu’il ne pouvait pas se permettre d’investir dans cette nouvelle industrie du disque.

Même aujourd’hui, en 1999, enregistrer un disque coûte cher. Alfred Lion a lutté pour pouvoir enregistrer le jazz moderne. Le label enregistrait beaucoup de séances de qualité avec Thelonious Monk, Bud Powell, Miles Davis, mais, finalement, c’était une lutte très dure qu’il avait à mener. A ce moment-là, quelque chose s’est passé : Lou Donaldson devait enregistrer un disque. Mais il n’a pas pu, il devait quitter New York. Alfred Lion a alors proposé au pianiste de Lou Donaldson, Horace Silver, d’être le leader de la séance. Horace a été d’accord. Il a enregistré en trio.

Quelques mois plus tard, Alfred a demandé à Horace Silver s’il voulait faire un enregistrement avec un saxophoniste. Horace a été à nouveau d’accord.

Un orchestre s’est formé avec Art Blakey, Doug Watkins, Horace Silver, Hank Mobley et Kenny Dorham. A cette époque, à la fin de 1954, la scène du jazz commençait à devenir ennuyeuse. De nombreux musiciens imitaient Charlie Parker. Horace Silver et Art Blakey ont ressenti le besoin de vraiment faire revenir le public de jazz. Ils ont alors composé de nombreux titres avec des blues, des gospels, des choses que le public pourrait lier ou pas au jazz moderne.

Ce fut le début des Jazz Messengers. Et ce fut aussi le début du succès des disques Blue Note. Ce qu’Horace Silver et Art Blakey ont fait en se lançant dans l’aventure du hard-bop, c’est créer le son Blue Note. Ils ont conçu les standards des vingt années suivantes, ce que j’appellerais l’âge d’or des disques Blue Note.

Le son Blue Note

Avec l’invention du 78 tours et le succès des Jazz Messengers, Blue Note est vraiment devenu un label identifiable. Blue Note a permis d’enregistrer des disques uniques. Pour cela, il faut remercier un saxophoniste, Gil Malley, qui a présenté Rudy Van Gelder à Alfred Lion en 1953. Rudy Van Gelder était un   ingénieur du son qui possédait son propre studio d’enregistrement dans le salon de ses parents. Il a vraiment été l’ingénieur du son qui a été capable d’enregistrer le gros son d’un saxophone ou bien le son d’un set de batterie. Le son d’ensemble était très clair. Vous pouviez entendre très clairement le piano, vous pouviez entendre la basse, et vous pouviez entendre toute la musique en une même perspective. C’était aussi un son très large. Chose importante, il n’avait pas besoin de cent micros pour enregistrer, deux suffisaient pour capter le son d’un set de batterie. Vous pouviez entendre chaque cymbale distinctement, chaque nuance. Le son qu’il obtenait était extraordinaire. Rudy a illuminé la musique. Le son de Rudy Van Gelder et la musique d’Art Blakey et d’Horace Silver et des autres, ainsi que les pochettes de disque qui mettaient en valeur les belles photos de Francis Wolff, avec le graphisme de Reid Miles, a vraiment fait de Blue Note un label original.

Le style Blue Note

Reid Miles a conçu entre 300 et 400 pochettes de disque. Il n’était pas amateur de jazz, il n’y comprenait rien. Il concevait les pochettes de disque en fonction des photos de Francis Wolff prises durant les séances d’enregistrement. Francis Wolff était resté à Berlin après qu’Alfred Lion se soit installé à New York. En Allemagne, il avait étudié la photographie. Il est ainsi devenu photographe professionnel. Etant juif, il a dû quitter Berlin pour New York. Quand il a commencé à travailler pour Blue Note aux côtés d’Alfred Lion, il a pris l’habitude de photographier toutes les séances d’enregistrement.

Durant ces années, on mettait surtout les photos en avant. Alfred voulait que les séances d’enregistrement soient documentées. Francis faisait des portraits des musiciens. Cela aurait du prendre cinq heures, lui les faisait en un instant.

La qualité de ses photos était de tout premier ordre. Ce qui est le plus étonnant, c’est qu’en photographiant toutes les séances, cela a été la toute première fois que la musique enregistrée a été complètement documentée photographiquement. Je ne pense pas que cela ait été fait auparavant, et je ne pense pas que cela puisse se reproduire.

Le graphisme de Reid Miles a toujours restitué l’esprit de l’album. Ce qui est incroyable, c’est que chaque disque Blue Note avait un design complètement différent. Reid Miles avait été très influencé par le Bauhaus. Il avait la grande qualité d’intégrer son travail de graphisme à celui de Francis Wolff. Cela a fait de chaque disque un objet unique. Il donnait la couleur de l’album. Parfois, le graphisme suffisait, comme le disque Out to lunch d’Eric Dolphy, avec la photo de cette porte et cette petite horloge qui va dans toutes les directions. C’est ce qui s’est passé avec la musique, le temps allait dans tous les sens. Quand j’étais adolescent, je voulais acheter ces disques à cause de leurs pochettes. Blue Note est ainsi devenu le label de qualité. Alfred Lion avait une excellente approche de la musique, mais il savait aussi comment faire pour enregistrer de bons albums quand d’autres maisons de disque ne faisaient qu’amener les musiciens en studio et leur faisaient enregistrer des blues et des standards. Alfred discutait avec les musiciens, leur demandait qui seraient les sidemen, et il les encourageait à composer. Ce qui fait qu’il y a avec les disques Blue Note beaucoup plus d’invention et d’organisation que sur bon nombre d’autres labels. Il offrait aux musiciens de bonnes conditions de travail. Francis Wolff a vraiment permis à ce que les disques se passent dans de bonnes conditions et qu’ils sonnent bien. C’est le son Blue Note. Cela a continué jusqu’à 1967. Il y a eu de nombreuses innovations, de nombreux changements. Quelqu’un comme Jimmy Smith a inventé un nouveau son, celui de l’orgue. Personne n’avait joué de l’orgue comme lui auparavant. Après lui, de nombreux organistes ont apparu, sur Blue Note, mais aussi Prestige, Chess et Savoy, différents labels indépendants.

Jackie McLean, Cecil Taylor, Don Cherry, Ornette Coleman…

Vers 1962, l’avant-garde a commencé à devenir de plus en plus active. Alfred Lion s’est intéressé aux nouvelles formes de liberté musicale.

 L’un des musiciens qui l’a beaucoup influencé, c’est Jackie McLean qui était très ouvert sur les nouvelles formes que prenait le jazz. Jackie lui a présenté Tony Williams, Bobby Hutcherson et Grachan Monchur, et a ouvert ses oreilles à des musiciens comme Andrew Hill. Il a aussi enregistré Cecil Taylor, Don Cherry et Ornette Coleman. A la même époque, les musiciens hard bop issus des orchestres d’Art Blakey et d’Horace Silver ont commencé à étendre leur vocabulaire. Alfred Lion a signé un contrat avec Herbie Hancock qui lui avait été présenté par Donald Byrd. Et il a aussi signé Tony Williams, Wayne Shorter et Freddie Hubbard. Ces musiciens ont intégré le langage du hard bop puis l’ont étendu, introduisant des modes, des harmonies très complexes.

C’était une musique incroyablement excitante. C’est la musique qui a fait de Miles Davis un héros au milieu des années 60. Ils sont devenus les nouveaux standards Blue Note. Joe Henderson, que j’ai oublié de mentionner, a aussi joué un rôle important. Ainsi, le hard bop prenait une nouvelle direction. En 1965, Blue Note a connu un grand succès avec le disque The Sidewinder de Lee Morgan et celui d’Horace Silver, Song for my father. Ces succès n’étaient pas attendus. Si Lee Morgan et Horace Silver s’attendaient à ce qu’ils deviennent des hits, Alfred Lion ne le pensait pas. Il y a quelque chose d’important à savoir en ce qui concerne l’industrie du disque. Si vous obtenez un hit, cela devient vraiment problématique pour une simple raison économique. Si vous vendez beaucoup de disques, vous devez faire presser d’autres disques que vous devez payer sous 30 jours, et vous devez payer les royalties aux artistes sous 30 jours. Quand vous confiez ces disques aux distributeurs pour qu’ils les vendent, vous n’êtes pas payé avant 6 ou 9 mois. Alors, le pire qu’il puisse vous arriver financièrement, c’est d’avoir du succès parce que vous devez avancer de l’argent avant d’en recevoir. C’est devenu un problème important pour Blue Note.

Alfred Lion s’est rendu compte qu’il avait besoin du soutien d’une maison de disques plus importante. Il a alors vendu Blue Note à Liberty Records. C’était en 1965, cela l’a libéré de beaucoup de stress. S’occuper d’un label indépendant est formidable, mais c’est plus stressant que d’avoir dix enfants. Vous ne dormez pas, vous n’arrêtez pas de penser à ce que vous devez faire… Alfred Lion et Francis Wolff ont donc vendu Blue Note à Liberty Records.

Les dernières séances qu’ils ont organisées, c’était en juin 1967. Cela a aussi correspondu au moment où l’industrie du disque changeait. Les radio FM étaient très populaires aux Etats-Unis. Il y avait beaucoup de musiciens de rock sur la scène musicale qui expérimentait plus. Alfred Lion a alors produit du jazz funky. Certains ont eu beaucoup de succès à ce moment-là, comme ceux de Lou Donaldson, de Donald Byrd et de Lonnie Smith. Et il continuait toujours à enregistrer Ornette Coleman et Andrew Hill.

Mais quand Francis Wolff est mort en 1971, Blue Note ne pouvait pas poursuivre.

Donald Byrd a relancé Blue Note en 1971 ou 1972 grâce à son album Black Bird.Cela n’avait rien à voir avec le jazz mais c’était de la pop music excellente. Le public était en colère parce que Blue Note n’était pas ce qu’il était censé être.

Mais le monde avait changé.

Certains artistes sont restés chez Blue Note durant les années 70. Lou Donaldson est parti en 1975, Bobby Hutcherson en 1978, Horace Silver en 1981. Il était le dernier artiste Blue Note vivant.

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à rééditer les anciens enregistrements Blue Note. Et finalement, les rééditions se sont arrêtées, et en juin 1981, ce fut la fin de Blue Note.

Blue Note, le retour

En 1981, EMI a proposé à Bruce Lundvall de créer un label pop à New York. Ils n’avaient pas de label à New York, ils se trouvaient en Californie. Bruce est un grand amateur de jazz. Il a travaillé chez Columbia et Elektra. On lui a proposé de ressusciter Blue Note. Bruce m’a appelé un jour, me questionnant au sujet des rééditions. J’ai eu l’idée d’un concert all-stars qui rendrait hommage à Blue Note. Ce concert organisé au Town Hall a été enregistré et filmé. Ce même jour, nous avons sorti vingt rééditions et un nouvel enregistrement, le disque Magic Touch de Stanley Jordan.

 

Bruce Lundvall et moi avons continué à travailler ensemble. J’ai surtout travaillé sur les rééditions. Pour ce qui est des nouveautés, Bruce et moi voulions enregistrer les musiciens qui avaient participé aux Blue Note classiques. Nous avons ainsi enregistré Stanley Turrentine, Andrew Hill, McCoy Tyner, Kenny Burrell, Freddie Hubard, Woody Shaw et Joe Henderson. La nouvelle série d’enregistrements était plutôt crossover. Il fallait bien vendre des disques. L’idée était de trouver des musiciens qui dépassent l’auditoire habituel du jazz afin d’atteindre un public plus large.

Le disque Magic Touch de Stanley Jordan a eu un grand succès ainsi que Bobby McFerrin, Dianne Reeves, également, mais aussi Lou Rawls. Nous n’avons pas fait des albums crossover mais des disques avec des artistes qui pouvaient étendre l’audience du jazz, c’est la différence.

Cela se plaçait dans la tradition Blue Note. Blue Note n’a jamais fait de disques comme ceux de CTI ou de GRP. Et lorsque nous avons eu du succès, c’était grâce aux artistes. Notre autre critère était de trouver de jeunes talents. Le jazz fusion est devenu tellement important durant les années 70 qu’il n’y avait plus de jeunes musiciens qui émergeaient, à l’exception peut-être de Wynton et Branford Marsalis, dont le père, Ellis, est un excellent pianiste de jazz. Il y avait très peu de jeunes talents à New York. Ce que nous avons fait, c’est créer un nouveau groupe, OTB, une orchestre Blue Note au personnel changeant. Nous avons fait passer des auditions à 40 ou 50 musiciens, beaucoup d’excellents musiciens comme Lewish Nash, Kenny Garrett, Michael Philip Mossman et bien d’autres. Ces auditions étaient une bonne façon de découvrir la nouvelle scène du jazz.

Nous avons donc travaillé sur trois axes : les musiciens historiques Blue Note, les artistes crossover et les jeunes talents. C’est d’ailleurs toujours notre approche actuelle. Depuis, le phénomène hip-hop est apparu avec beaucoup de groupes de rap qui ont samplé les disques Blue Note, ce qui nous a été utile. Nous avons alors réédité certains disques en vinyle dans la collection Groove series qui pouvaient dès lors être diffusés en boîte.

Blue Note, l’âge d’or du jazz ?

Il y a plusieurs incarnations des disques Blue Note.

Je pense que Blue Note, durant sa période historique, de 1955 à 1967, était le label qui a permis au jazz de se développer à New York. New York n’était pas qu’une ville, c’était la capitale mondiale du jazz.

Il a été fait en sorte que la qualité et la consistance soit mises en avant, que des répertoires soient constitués, que les solistes deviennent leaders. Selon moi, Blue Note représente la meilleure documentation sonore de l’âge d’or du jazz. Des dizaines et des dizaines de géants ont enregistré pour Blue Note, la plupart étaient de New York. Le New York actuel est relativement différent. Nous avons toujours l’ancien Blue Note à l’esprit. Nous faisons en sorte que l’on croit toujours en Blue Note. Nous aimons les artistes avec qui nous travaillons, nous essayons de faire des disques intègres avec eux. Je pense que le nouveau Blue Note est représentatif du jazz actuel.

 

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