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Après « Ma Vie sur un Tabouret » en collaboration avec Franck Médioni et « Martial Solal compositeur de l’instant » avec Xavier Prévost, voici enfin l’autobiographie de Martial Solal où l’on sent, dès le titre, que le pianiste et compositeur nonagénaire (il est né en 1927) ne va pas faire preuve de fausse modestie en s’appropriant un siècle de jazz dont il ne parcourut, en fait, qu’environ sept décennies — ce qui n’est évidemment pas négligeable !

Mais il y a chez Solal un mélange d’arrogance et de complexe qui s’expliquent par une alternance de manque de reconnaissance (il a, par exemple, mal vécu la période pop/yéyé où le jazz a perdu une partie de son auditoire de même que l’apparition du free jazz puis du jazz-rock) et de célébration (entre autres par ses confrères pianistes — de Sviatoslav Richter à Bill Evans en passant par Ahmad Jamal — et par la réception de diverses récompenses — des Victoires du Jazz au Jazzpar Prize à Copenhage, le Prix Nobel du jazz qu’il est le seul Français à avoir obtenu).

Solal c’est un monstre de travail, ce qui lui a conféré une technique sur l’instrument que seul son aîné — et idole — Art Tatum a atteinte. Son entraînement quotidien pendant des années a inclus la pratique de partitions de musiciens comme Chopin ou Rachmaninoff.

Il n’est donc pas étonnant qu’il recueille l’admiration de pianistes classiques.

Mais Solal c’est aussi une aisance sur le clavier à travers laquelle ne transparaît jamais le travail préalable. Une aisance qui se manifeste aussi bien au niveau de la virtuosité digitale qu’en ce qui concerne l’imagination tant dans l’art de détourner/déconstruire les mélodies des standards que dans ses talents d’improvisateur inégalés.

C’est que Solal a toujours voulu se perfectionner en tant que pianiste sans se préoccuper de chercher à ressembler à quiconque ni de s’en distinguer. Il en résulte un jeu totalement personnel et immédiatement reconnaissable.

Un style, donc.

Mais Solal, parallèlement à son talent de pianiste c’est aussi un compositeur et un arrangeur dans la musique de films comme dans les partitions qu’il écrivit pour ses divers orchestres.

Du solo au big band en passant par le duo — entre autres avec d’autres pianistes —, le trio — ponctuellement avec deux contrebasses mais la plupart du temps avec basse et batterie —, le quartet … il aura donc exploré la plupart des facettes du jazz en compagnie de comparses aussi divers que Sydney Bechet ou Django Reinhardt, Stéphane Grappelli ou Johnny Griffin, Didier Lockwood ou Eric Lelann, Michel Portal ou Daniel Humair, Kenny Clarke ou Paul Motian, Dave Liebman ou Lee Konitz.

Touche à tout de génie et orfèvre dans tout ce qu’il touche, Solal ne pouvait pas manquer de faire de son autobiographie une traversée des décennies qui l’ont vu évoluer dans un ordre aléatoire et tout sauf laborieusement chronologique.

Un fan de Tex Avery tel que lui, par ailleurs grand amateur de jeux de mots (« L’allée Thiers et le poteau laid », « Cygne d’étang », « L’oreille est hardie » sont les titres de quelques-unes de ses compositions) ne pouvait manquer de créer la surprise chez ses lecteurs par des coq-à-l’âne, des sauts de puce temporels, de brusques retours en arrière au gré d’une mémoire que gouverne une inépuisable imagination. Lire « Mon siècle de jazz » — qui se dévore comme un bon roman — c’est donc se plonger dans une histoire de cette musique vécue par un de ses plus grands témoins et acteurs des deux côtés de l’Atlantique.

C’est aussi se familiariser avec un personnage à la fois discret et haut en couleurs, introverti et expansif : une véritable personnalité. Ceux qui lui ont parfois reproché une certaine froideur ou un excès de technique qui aurait bridé sa sensibilité auront l’occasion de réviser leur jugement.

Solal n’est certes pas un adepte du politiquement correct, du profil bas ou du sentimentalisme débridé. C’est un musicien unique et c’est à ceux qui ne sont pas immédiatement conquis par son art de faire le chemin vers un univers d’une richesse incomparable et à côté duquel il n’est pas compréhensible qu’un authentique amateur de jazz puisse passer.

Bravo Maestro !

Mon Siècle de Jazz est publié par Frémeaux & Associés.

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