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Le festival Gaume Jazz, qui fête cette année ses 40 étés, c’est d’abord un cadre : champêtre, dans un village au nom éminemment musical : Rossignol, dans le sud de la Belgique qui, ici n’a rien d’un plat pays tant les paysages sont joliment vallonnés.

C’est ensuite une ambiance, conviviale et chaleureuse — comme nos voisins Belges savent si bien le faire — sous la houlette bienveillante et compétente de Jean-Pierre Bissot, le créateur du festival. C’est enfin une programmation variée et inventive qui panache musiciens belges et étrangers — mais, cette année, aucun Américain, ce qui est rare dans un festival estival européen — dont plusieurs musiciens grecs, turcs ou tunisiens…

Ca commence assez classiquement le vendredi après-midi avec le quintet post hard bop de haute volée du cornetiste Rémy Labbé au sein duquel brille le trombone du vétéran Phil Abraham, l’un des instrumentistes belges qui a acquis au fil des décennies une renommée internationale.

Celle qui suit est l’une des stars du festival où elle se produit pour la troisième fois : Youn Sun Nah qui, ces derniers mois, a tourné un peu partout en France et en Allemagne avec le programme de son dernier disque, « Elles », en duo avec divers pianistes.

Une configuration inédite pour la chanteuse dont la voix, dans ce contexte intimiste, donne toute la mesure de son immense talent.

Et cette fois-ci c’est Benjamin Moussay qui l’accompagne. Elle débute son concert a capella, s’accompagnant d’une discrète kalimba, avant que le Fender Rhodes de Moussay ne la rejoigne. Et tout de suite la magie opère. Car cette voix unique, qui peut aller du murmure aux franges du cri, est proprement surnaturelle.

Le jazz vocal est clairement le genre le plus populaire de cette musique qui, dans sa version majoritairement instrumentale, a souvent du mal à toucher un large public depuis qu’elle n’est plus une musique de danse. Mais Youn n’est pas du genre à chercher à séduire un auditoire que charment les standards, comme tant de ses consoeurs américaines ou européennes. C’est par la singularité de sa voix et d’un répertoire souvent original et atypique — qui va ici de Björk à Maria Joao en passant par Nina Simone ou Grace Slick —, comme les instrumentistes qui l’accompagnent, qu’elle conquiert un auditoire toujours plus large.

C’est une artiste unique qui métamorphose tous les morceaux qu’elle chante — comme ce « My Funny Valentine » d’une majestueuse lenteur où son art des nuances fait merveille — et qui propose aussi parfois ses propres compositions.

Laissant une large place à son partenaire — qui alterne ou mêle les pianos acoustique et électrique avec une remarquable sensibilité et un grand art de l’accompagnement — la vocaliste coréenne a donné, à Rossignol, un de ses plus beaux concerts devant un public médusé et ravi qui lui fit une standing ovation sous le grand chapiteau de Gaume Jazz.

Un peu plus tard jouait l’Aleph Quintet, un groupe belgo-tunisien dont malheureusement je n’ai pu entendre que deux morceaux, la salle étant pleine et les retardataires comme moi se voyant interdire l’entrée. Je pus cependant apprécier leur musique métissée qui mêlait le jazz et les sonorités et mélodies orientales, et découvrir Akram Ben Romdhane, un joueur d’oud particulièrement intéressant par sa capacité à alterner le jeu en single notes et des accords somptueux qui manifestent une science harmonique remarquable. Une autre découverte de ce groupe est son excellent pianiste, Wajdi Riahi : un nom à retenir.

Suivait un sextet franco-allemand atypique ne serait-ce que par son nom : Thérapie de Couple !

Une formation sans véritable leader et où l’imbrication ou la succession des timbres est hautement originale : violon, violoncelle et contrebasse pour les cordes, sax ténor et clarinettes pour les vents et une batterie aussi tonique que coloriste.

On suit leurs explorations collectives ou solistes avec délectation tant ces six superbes instrumentistes ont l’art de raconter une histoire sans que jamais ni l’un ni l’autre ne tire la couverture à lui.

Certains d’entre eux se connaissent bien puisque Daniel Erdmann joue en trio soit avec Vincent Courtoissoit avec Théo Ceccaldi.

Quant à Hélène Duret, la clarinettiste, que je ne connaissais pas, pas plus que la rythmique Robert Lucaciu/Moritz Baumgärtner, ils sont des improvisateurs de premier ordre. Voilà un groupe qu’on aimerait voir plus souvent sur les scènes hexagonales, et le fait que Gaume Jazz les ait invités montre assez l’ouverture et la curiosité du festival belge.

La deuxième journée commence avec un concert juvénile : les petits gaumais du jazz, accompagnés par le trio belgo-brésilien Munsch (accordéon, trombone et percussions) qui devait également jouer plus tard dans l’après-midi.

La centaine d’enfants formaient un chœur d’une belle cohésion sur un répertoire festif et tonique marqué par la musique balkanique et les trois instrumentistes adultes leur donnaient la réplique avec un enthousiasme évident.

Voilà des jeunes chanteurs dont on ne doute pas qu’ils figureront parmi le public des prochaines éditions de Gaume Jazz et même, pour certains, seront présents sur les scènes du festival.

Le quintet de Martin Salemi, qui suivait, c’est tout à la fois une assise harmonique sensible et sophistiquée sans être ni absconse ni démonstrative, couplée à un goût de la mélodie qui révèle une vision poétique voire lyrique de la musique.

Il faut dire que le leader — qui officie tantôt au piano acoustique tantôt aux claviers électriques — est aidé en cela par quatre sidemen qui partagent ses goûts et qui chacun possèdent une sonorité propre et une inventivité remarquable.

On ne sait que louer, du ténor soyeux ou rugueux de Sylvain Debaisieux à la guitare fluide ou flamboyante de Guillaume Vierset.

Quant à la paire rythmique, elle est totalement à l’écoute et distille une pulsation souple, à la fois coloriste et dynamique. Il en résulte un son de groupe très personnel et qu’on ne peut rattacher à aucune école.

On suit donc avec délectation les chemins par lesquels ils nous entraînent en nous racontant de bien belles histoires.

Avec Johan Dupont, on est toujours dans la sophistication harmonique mais avec une approche plus percussive du piano, servie par un phrasé souvent autoritaire, ce qui n’empêche pas une finesse de toucher remarquable.

La configuration du trio est originale, avec la basse électrique virtuose de Bo Waterschoot qui s’octroie de généreux solos et le soutien rythmique impeccable de l’excellent Stephan Pougin à la batterie et aux percussions colorées.

Dupont est un musicien à la puissance impressionnante et son bagage classique se ressent dans une approche du piano qui semble venir de l’école russe d’un pianiste classique tel que Sviatoslav Richter.

Difficile de ne pas être emporté par le flot musical impétueux que produit ce trio de choc.

Gros contraste, dans cette journée en grande partie dominée par le piano, avec le trio de Fabian Fiorini et ses deux comparses internationalement connus que sont le bassiste Nic Thys et le batteur Dré Pallemaerts, qui est un familier des scènes hexagonales.

Le leader possède un langage assez économique dont les lignes directrices sont constamment pertinentes.

Pas de show chez lui mais un discours savamment articulé qui fait une belle place au blues. Soutenu par deux partenaires qui lui sont familiers et qui comptent parmi les musiciens les plus éminents de la scène belge, Fiorini distilla pendant une petite heure, lors d’une après-midi ensoleillée, une musique volubile, fraîche et chantante qui cadrait parfaitement avec l’atmosphère champêtre du Gaume Jazz Festival.

C’est le trio de Tania Giannouli qui leur succède sous le grand chapiteau.

Un trio peu commun puisqu’il est constitué, hormis le piano de la leadeuse, d’un oud et d’une trompette.

Ils commencent tout en douceur par un ostinato de neuf notes que le piano égrène avant que la trompette puis l’oud ne la rejoignent.

C’est une atmosphère éminemment poétique qui s’installe d’emblée et ces quelques notes résonnent longuement avant que le rythme ne s’accélère tandis que la sonorité s’amplifie.

Piano, oud et trompette, cette configuration inhabituelle sonne rapidement comme une évidence et le charme de cet alliage de sonorités ne tarde pas à conquérir l’auditoire.

Au point qu’on se demande pourquoi ce trio, qui joue un peu partout en Europe, ne se produit jamais en France. Mystère !

Les compositions de Tania sont la plupart du temps très mélodiques et les lignes qu’elle et ses comparses entonnent mêlent les influences grecques et orientales avec un art accompli de l’imbrication de timbres d’une grande pureté.

Alternant douceur et puissance ces trois musiciens créent une atmosphère enchanteresse, intimiste et unique, dans les marges du jazz et des musiques du monde. Il est impossible de résister à tant de beauté : ovation debout, bien sûr !

Le grand moment d’émotion de la soirée fut évidemment l’hommage à la cantatrice belge Jodie Devos, trop tôt disparue au printemps dernier.

Le concert qu’elle avait prévu sur le répertoire de l’une de ses idoles, Judy Garland, en compagnie de  The Amazing Keystone Big Band eut bien lieu avec sa remplaçante et amie Neïma Naouri et c’est devant une salle comble sous le grand chapiteau que la chanteuse belge et l’orchestre français firent revivre les chansons rendues célèbres par Judy Garland. Arrangements somptueux et inventifs, solistes de première bourre, inspirés et festifs, voix de soprano remarquable aussi bien dans des graves profonds que dans des aigus filés, tout y était sauf bien sûr la présence de la dédicataire qui, si l’on y croit, devait regarder tout cela avec bienveillance de son petit coin de paradis.

Une belle soirée en tout cas, de la part du plus grand orchestre et de l’une des rares chanteuses du festival.

Rude tâche que celle du trio Münsch : succéder, sous un plus petit chapiteau voisin au concert en hommage à Jodie Devos.

Mais la formation réunissant un trombone, un accordéon et des percussions a une sonorité si originale qu’il n’eut aucun mal à capter l’attention de son public.

Adrien Lambinet possède un son de trombone chaleureux et ductile et il fait un usage modéré d’effets électroniques qui lui donnent une dimension unique.

Julien De Borman, à l’accordéon propose un soutien harmonique d’une grande richesse et ses interventions solistes sont d’une admirable musicalité.

Quant à la partie de percussions de Dudu Prudente, elle est d’une richesse et d’une variété impressionnante et toujours pertinente. L’existence d’un tel trio binational montre assez que la Belgique est une véritable terre d’accueil et de mélange interculturel.

Un mélange qui, dans un pays souvent divisé entre la communauté flamande et wallone tentées par le séparatisme, fait plaisir à voir et à entendre et produit, dans les domaines artistiques et singulièrement musical, de réelles réussites qui mériteraient d’être mieux connues à l’étranger et particulièrement dans le grand voisin qu’est l’Hexagone.

Sans conteste le groupe le plus bruyant de cette journée et vraisemblablement de tout le festival, Sarabinvestit en fin de soirée la scène du grand chapiteau.

Bruyant mais néanmoins mélodique, si on adhère à leur vision d’une musique essentiellement binaire et électrique. Mais une musique d’une grande richesse où voisinent des tendances rock et orientales (la chanteuse est franco-syrienne et chante souvent en arabe), deux instruments acoustiques, le trombone et le piano, des instruments électriques (guitare, basse et claviers) et une vocaliste au timbre puissant.

Bref, un melting pot musical qui frappe fort et qui maintint en éveil les spectateurs noctambules que la fraîcheur du soir gaumois n’avait pas fait rejoindre leurs pénates.

Les rares moments paisibles du concert — dont deux magnifiques solos absolus de trombone puis de guitare — permirent d’apprécier le sens des nuances de Climène Zarkan, accompagnée par des instrumentistes aux pulsions bruitistes apaisées.

Un beau final, au total, assuré par un groupe qui n’avait pas d’équivalent dans la programmation éclectique que nous avait concoctée Jean-Pierre Bissot.

Mathilde Renault, qui inaugurait la troisième journée de Gaume Jazz, c’est un univers poétique où sa voix si prenante et son piano habité donnent toute leur mesure.

La dernière fois que j’avais vu cette artiste belge, voici quelques années, elle jouait en duo avec le saxophoniste suédois Jonas Knutsson.

Cette fois-ci c’est la trompette ou le bugle inspirés d’Antoine Dawans qui lui donnent la réplique, instaurant une atmosphère romantique et intimiste où le lyrisme des deux partenaires se donne libre cours sans jamais tomber dans le sentimentalisme débridé.

Non, c’est une musique à la fois sensible et pensée que celle de Mathilde Renault et qu’on la perçoive avec une approche émotionnelle sensible à sa pureté mélodique ou avec un goût plus marqué pour les structures harmoniques et la construction thématique, sans parler des solos, elle a de quoi satisfaire un public exigeant.

Après ce beau concert en duo, dans la seule salle fermée du festival, suivait sous le petit chapiteau un nonet funk à souhait répondant au nom de No Steam.

Quatre souffleurs (trompettes, sax ténor, trombone) Fender Rhodes et claviers, platines, guitare, basse électrique — tenue par Nic Thys, qu’on avait entendu la veille à la contrebasse — et batterie.

Non, les Américains n’ont pas le monopole du funk et, côté européen, le Suédois Nils Landgren a de sérieux concurrents en Belgique.

Car No Steam c’est vraiment du funk pur et dur avec un son énorme qui ne prend pas de prisonniers et des solistes gorgés de punch qui ne demandent qu’à en découdre quand vient leur tour.

Bref, cette après-midi était chaude aussi bien sous le chapiteau que sous le soleil torride de cet après-midi gaumois.

Plus tard, sous le grand chapiteau, avait lieu la re-création d’un spectacle originellement écrit pour célébrer la chute du mur de Berlin et déplorer les conflits qui agitèrent l’ex-Yougoslavie : No Wall No War, qui réunissait un quartet accordéon/clarinette/contrebasse/batterie et une dizaine de danseurs.

Spectacle total, donc, animé d’une belle énergie et où l’interaction entre les musiciens et les performeurs était passionnante à suivre.

De nouveau dans la petite salle, comble comme d’habitude, ce n’est pas une voix féminine mais trois — qui déploient par moments de somptueuses harmonie vocales.

C’est le sextet de Chrystel Wautier, complété par un trio claviers, guitare, et batterie. L’atmosphère est détendue, la musique d’une légèreté bienvenue, tantôt grooveuse et poussant à la danse, tantôt plus rêveuse et les solos instrumentaux sont de premier ordre.

On voit là encore la diversité des styles pratiqués par le jazz belge, dans un petit pays qui, à ma connaissance, possède le ratio le plus important de bons musiciens par rapport à sa population.

Quand on vient de France, on ne peut qu’être étonné par ce phénomène qui ne se rencontre, à ce niveau, ni en Suisse ni dans les pays scandinaves où, si l’on y rencontre aussi de bons musiciens, ils sont souvent adeptes d’une identité stylistique qui se rattache à l’esthétique du label ECM.

Belgique, terre de contrastes, donc, et on ne saurait trop conseiller aux fans de jazz français d’aller prendre contact avec les musiciens du soi-disant Plat Pays, où la musique syncopée est tout sauf uniforme.

Le groupe germano-grec Rousilvo entamait la dernière soirée avec une musique souvent méditative et intense où s’imbriquaient les timbres d’un sax alto et d‘une trompette, d’une contrebasse et d’un batteur qui officiait aussi aux claviers tandis que l’accordéoniste et chanteuse entonnait des mélodies orientalisantes.

Une musique volontiers atmosphérique, écrite en hommage à un village macédonien martyr, mais qui ne s’interdisait pas des envolées collectives ou solistes plus entrainantes.

Au total un fort beau concert par des musiciens talentueux et qui n’eurent aucun mal à conquérir un public nombreux et ravi. Au total cette quarantième édition du festival gaumois fut une totale réussite et pour quelqu’un comme moi, qui y venais pour la première fois, il est clair que je serai présent l’été prochain. Mais avant cela, un petit mot de conclusion de Jean-Pierre Bissot, le créateur et maître d’œuvre du Gaume Jazz Festival :

« Cette année on a environ 20% de public en plus. C’est lié au fait qu’on a beaucoup travaillé sur la stratégie de communication, entre autres via les réseaux sociaux. C’est aussi dû à une météo particulièrement bonne qui a boosté les préventes. Les jeunesses musicales de ma région de Belgique, dont j’ai été le directeur pendant une quarantaine d’années, favorisent également la fréquentation du Gaume Jazz Festival par un public jeune et notre festival est l’un des rares où l’on peut voir des enfants courir partout sur les pelouses.

On ne fait pas de jeunisme mais on programme beaucoup de jeunes musiciens et, parallèlement au festival, se déroule un stage de pratique instrumentale destiné aux jeunes musiciens. Cette année on avait 180 stagiaires. On a ainsi décomplexé le mot « jazz » auprès du grand public qui l’associe souvent à une musique qui sent la naphtaline ou qui est très intellectuelle. Bien que la Gaume  soit une région très rurale, on touche — dans un rayon de 200 kms — des villes comme Nancy, Reims, Bruxelles, Liège ou Luxembourg et un tiers du public vient de là.

 On ne cherche pas à s’agrandir outre mesure : on a voulu garder une atmosphère de fête au village. On reste sur un public d’environ 1000 spectateurs et ça nous convient très bien. »

©Toutes les photos sont l’oeuvre de l’excellent Christian Deblanc

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