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Interview croisée entre Martin Taylor et Ulf Wakenius par Jean-Pierre Alenda.

Sideman de Stéphane Grappelli durant plus de dix ans, l’anglais Martin Taylor est un maître guitariste révéré par ses pairs pour son art du finger picking, qui le rend capable de faire sonner sa guitare comme un petit orchestre, jouant simultanément les rythmiques et les lignes mélodiques avec une virtuosité hors pair. Le suédois Ulf Wakenius, bien connu pour son association avec Youn Sun Nah, fut un des derniers compagnons de route d’Oscar Peterson, aidant le grand pianiste à pallier la faiblesse de son bras gauche à la suite d’un accident vasculaire cérébral qui le priva d’une partie de ses capacités motrices. Nous les avons rencontrés en 2017, à l’occasion de deux sets donnés au Duc des Lombards à Paris et publions cet échange pour sa richesse et son intérêt historique, à l’heure où une tournée « Legacy », avec quelques précieuses dates en France, les réunit à nouveau, consacrant l’actualité comme la pertinence de ce duet.

Martin Taylor et Ulf Wakenius seront en concert à l’Olympia d’Arcachon le 5 mars 2020, Le Bouscat, le 3 avril, puis Palmenhaus le 11 Septembre 2020.

Ulf Wakenius : « Bon, pour faire simple, je suis le gars qui bosse avec Youn Sun Na (rires) ».

Jean-Pierre Alenda : « Je sais, je sais, mais au début de votre carrière, vous avez épaulé Oscar Peterson ».

UW : « Oui, c’était le début de ma carrière internationale. Il venait de faire un accident vasculaire cérébral qui l’avait passablement diminué »

Martin Taylor : « Je crois qu’il en avait fait plusieurs, son bras gauche, surtout, en avait été affecté ».

UW : « Oui, à l’époque de sa collaboration avec Ray Brown sur le live at the Blue Note. »

MT : « Je me souviens que j’étais en tournée au Japon. J’ai profité d’un day off pour aller écouter Oscar Peterson. C’était la première fois que je le voyais depuis son accident, et j’ai trouvé qu’il n’était plus que l’ombre de lui-même. Seulement, parce qu’il était un si merveilleux musicien, c’était encore une magnifique expérience. Il était critiqué pour ses performances, notamment par des journalistes jazz qui estimaient que sa technique n’était plus ce qu’elle était. Mais Peterson était au-delà de tout cela. Un musicien qui ne s’appuie que sur sa technique, il perd toute sa musicalité s’il n’a plus sa dextérité. Mais pas un musicien du calibre d’Oscar.  J’au eu la chance de rencontrer Oscar quelques fois. Il ne disposait plus de cette main gauche très puissante, mais la musique était encore là. Je connaissais déjà Ulf, Niels Henning (b) et Martin Drew (dm) qui adaptaient leur façon de jouer à ce que d’aucuns nommeraient son handicap. Ulf, tout particulièrement, devint la main gauche d’Oscar. »

JPA : « Ulf a donc développé un jeu très rythmique à partir de là ? »

UW : « Ce qu’il faut retenir, c’est que Peterson était un monstre de technique. Quand il s’est trouvé diminué par ses attaques, il s’est concentré sur la musicalité pure. Les mélodies coulaient littéralement de ses mains, telles un flux. C’était totalement indépendant de la façon dont chacun peut apprécier la musique. Il n’avait plus rien à prouver. Pendant que beaucoup se laissaient captiver par la technique, lui tentait d’affiner son art, de le rendre plus lyrique, plus expressif. »

MT : «  Je me souviens avoir regardé ce programme de télé britannique il y a 5 ou 6 ans. Barbara Streisand y était interviewée. C’est une chanteuse à la technique accomplie, avec des capacités vocales étendues. Elle disait qu’elle était maintenant plus âgée, qu’elle ne s’entrainait plus, que ses capacités techniques déclinaient. Mais quand elle s’est mise à chanter, c’était extraordinaire. On entendait distinctement qu’elle n’avait plus ce registre qui avait fait sa réputation, mais son feeling, sa musicalité, étaient incroyables. »

JPA : « Je pense que ces propos peuvent s’appliquer à l’inspiration dont peuvent parfois faire preuve des artistes comme Billie Holiday ou Chet Baker dans la dernière partie de leur carrière. »

MT : « Je crois qu’avec ce genre de talent, on peut même prendre un pinceau et faire de la musique avec (rire). Ces personnes sont juste pleines de musique, elles n’y peuvent rien (rerire). »

JPA : « Il y a Django Reinhardt, dont la main gauche s’est trouvée atrophiée suite à un incendie ».

MT : « Pas seulement sa main, tout le bras était touché. Ce qui, aux yeux de chacun, peut apparaître comme handicapant, il l’a transformé en une nouvelle façon de jouer et de créer. Ce qu’il perdait en capacités motrices, il le concentrait sur la musicalité. Un ami à moi, qui vit à Los Angeles, joue de l’harmonica. Je l’ai vu récemment, il était tout excité. Il joue maintenant avec seulement neuf orifices sur son instrument, au lieu de 12 ou plus, normalement. Il m’a dit, je dois être plus « musical ». John Mc Levy, trompettiste et joueur de bugle écossais qui a participé au Benny Goodman Orchestra, avait de très mauvaises dents. Mais même avec ce handicap, il faut voir ce qu’il arrivait encore à faire sur une octave ou deux. »

UW : « Pour moi l’exemple type du principe « Less is more » c’est BB King. Il ne jouait jamais qu’une note à la fois, mais quelle note.. ».

JPA : « C’est vrai qu’il ne jouait quasiment jamais d’accords ».

MT : « Il ne jouait jamais deux notes en même temps, en fait (rire) ».

UW : « Vous devez vraiment apprendre à dire beaucoup de choses avec peu de moyens. C’est un sujet très important, cette économie de moyens. Si on vous offre les clés du château, vous risquez de passer à côté de beaucoup de choses. Alors que si on vous fait un dessin afin que vous les cherchiez par vous-même, vous progresserez infiniment plus. »

JPA : « Cela nous amène à nous demander ce que signifie être humain, pratiquer l’art ».

UW : « Le minimalisme, le principe du plus petit dénominateur commun ».

MT : « Le problème que j’ai avec ça, c’est que j’ai toujours été fasciné par les solos, les instruments harmoniques. J’ai écouté beaucoup de pianistes, par exemple. Du coup, quand j’ai commencé à jouer en solo, mes connaissances techniques étaient supérieures à mes aptitudes motrices, ma coordination. J’ai dû travailler pour devenir un meilleur guitariste. Mais grâce à cela, j’ai pu développer mon jeu d’une façon plus musicale, en fonction du dessein que j’avais déjà en tête. Ce n’était pas comme si je pouvais tout jouer d’oreille et sans effort, mais au contraire le fruit d’une lente élaboration et d’une vision musicale préalable. De fait, quand on regarde une transcription de mes solos, ils n’ont pas l’air si complexes »

JPA : « Oui, enfin vous jouez tout de même rythmique et solo simultanément (rire) ».

MT : « Je joue beaucoup de lignes mélodiques, oui. Mais j’ai appris à le faire en raison de cette vision initiale de l’instrument Il y a plein de guitaristes qui sont techniquement brillants. Ils peuvent imiter ce que je fais, par exemple. Mais beaucoup n’ont aucun background jazz. Et je n’inclus pas le gars qui est assis là en face de moi (rire). Si vous ne faites que reproduire techniquement ce que vous entendez, votre jeu demeurera sans âme et votre vocabulaire restera limité, de même que vos capacités d’expression. Moi, je respire et transpire le jazz depuis toujours. C’est là toute la différence. Mon père était un musicien de jazz, et j’ai écouté des gens comme Django ou Eddie Lang depuis le plus jeune âge. Je n’ai jamais joué de rock, par exemple. Et il fallait le faire car je suis né en 1956, époque de l’essor de la pop music. Moi, je ne jurais que par le jazz. Et c’était indépendant de l’endroit où je suis né, où j’ai grandi. Je ne voulais pas être une rock star dans les sixties, comme la plupart des gens (rire).

UW : « Je sais que tu as été inspiré par Art Tatum aussi. Prenez quelqu’un comme John Coltrane, il joue beaucoup de notes, et c’est un génie. On ne peut pas réduire le feeling au principe du « less is more ». Il s’agit plutôt du fait que si vous couvrez moins de terrain, vous êtes davantage en mesure d’approfondir votre propos. Certains musiciens doivent jouer vite, ils doivent en faire énormément, parce que c’est comme ça qu’ils ressentent la musique. Le problème n’est pas tant de trouver une certaine économie de moyens. Il est dans ce que vous avez à dire, et les moyens que vous devez employer pour ce faire. »

MT : « Pour ma part, j’essaie toujours d’obtenir le maximum d’effet avec un minimum de moyens. Parfois, je joue beaucoup de notes, mais jamais plus que je n’en ai besoin, car je suis paresseux (rire). »

JPA : « Je pense aussi que certains musiciens ont besoin de jouer vite, d’articuler les idées autour d’une certaine vélocité, parce que c’est ainsi qu’ils se sentent à l’aise, que les idées viennent à eux. »

UW : « Notre point commun est d’avoir grandi sur scène, notre style ne provient pas d’un enseignement académique, d’une école. Si vous êtes juste allé à l’école, que vous n’avez aucune expérience de vie, vous n’aurez rien à raconter non plus lorsque vous serez sur scène. Je me suis mis à tourner de par le monde très jeune, comme Martin, d’ailleurs. Du coup, notre discours musical se base sur ces choses que nous avons vécues et qui alimentent notre vision musicale. »

JPA : « Bien sûr, mais l’un comme l’autre, vous avez côtoyé de grands musiciens qui ont dû vous apprendre énormément de choses. »

MT : « Oui, mais pas dans le sens où vous l’entendez, mon père était un grand fan de Stéphane Grappelli. C’était une magnifique personne, mais il ne m’a jamais donné aucun conseil ! Une fois, en tournée, je lui ai demandé ce qu’il pensait de moi, s’il avait des suggestions pour que je m’améliore. Et vous savez ce qu’il m’a répondu ? Il m’a juste dit « Ne révèle jamais à ta femme où tu caches ton argent » (rire).  Seulement, quand vous êtes sur scène avec un musicien de cette stature, quelque chose arrive, et vous en profitez tôt ou tard. En fait, je savais déjà jouer de la guitare quand j’ai intégré son groupe, mais mon inspiration, ma profondeur de vue n’étaient pas les mêmes. J’avais 22 ans, je ne m’en rendais pas compte, mais maintenant je le sais parce que j’enseigne, dans une logique interactive. Les échanges, les dialogues, sont essentiels et pas uniquement sur la musique. Chet Atkins me racontait cette histoire. Il venait de terminer un concert, il était dans le dressing-room et un type se pointe « Oh Chet, cette guitare, elle sonne d’enfer ». Et Chet lui a juste répondu « Cette guitare, juste la guitare, vraiment ? » (Rires). »

UW : « Une chose que je voudrais ajouter avant de continuer. J’ai eu le même sentiment avec Oscar. Il ne m’a jamais donné le moindre conseil, mais le bassiste à qui j’en parlais me dit un jour « Il sait exactement ce que tu fais. Sinon, tu n’aurais pas rejoint le groupe. »

JPA : « Il n’avait donc pas à le dire, c’était une forme d’évidence dès l’instant où vous jouiez ensemble ? »

UW : « Oui, c’est du registre du non-dit, et en même temps, c’est une évidence. Stéphane prenait des gars qui venaient d’Angleterre tandis qu’Oscar recrutait des suédois, mais ils le faisaient tous deux parce qu’ils aimaient leur façon de jouer. »

MT : « Stéphane ne m’a jamais dit quoi jouer ou ne pas jouer, jamais. C’était plus, sois toi-même, et de temps en temps, à la fin d’un set, il me disait « ce truc que tu fais avec la main, tu as vu qu’il te valait plus d’applaudissements ? ‘ (Rires).  Il était toujours conscient de la réaction du public, elle comptait énormément à ses yeux. »

JPA : « Donc, le public faisait partie intégrante du concert, au sens d’un échange et non d’un groupe qui vient faire son truc, immuablement, et puis qui s’en va ? »

MT : « Oui, il était très old school de ce point de vue, Stéphane. La satisfaction du public était l’élément essentiel qui permettait de juger un concert. Mais c’est de la communication, pas quelque chose de cérébral ou de l’analyse. Hier, j’ai reçu sur mon site Facebook un message qui disait « Vous étiez magnifiques tous les deux, hier soir. Ulf et vous jouiez, et j’ai fondu en larmes ». Pour moi, c’est de cela qu’il s’agit, c’est ce qui rend l’échange valable. Quand j’étais jeune, je voulais impressionner tout le monde. L’univers tournait autour de moi. Mais en vieillissant, on se demande ce qu’on peut faire pour les autres. C’est ce qui constitue le sens de la vie. Mes enregistrements, mes contacts, ce que j’ai apporté aux autres. Si un jour je suis malade, si je ne peux plus jouer, je me dirais voilà, c’est ce que tu as fait. Et dans ce que j’enseigne à mes élèves, il y a le comment je l’ai mis en œuvre. »

JPA : « Ce qui est drôle, c’est que vous n’ayez pas appris la musique à l’école alors que maintenant vous enseignez. »

MT : « Oui, oui, je suis un docteur (rires). »

UW : « Il y a une chose importante dans ce que tu as dit. La volonté de ne pas tout garder pour soi, de partager. »

MT : « Oui, n’avoir plus rien à prouver, pouvoir dire « voilà ce que je fais ». Hier, je n’étais pas content de mon jeu. Mais c’était seulement dans ma tête. Je m’étais levé du pied gauche (rire). Je n’étais pas aussi bon que je l’aurais voulu, mais le feeling était là quand même. »

UW : « Pourtant tu sais bien que parfois c’est quand on se sent le moins en sécurité qu’on joue le mieux, non ? »

MT : « Oui, mais je ne peux pas m’empêcher d’être dur envers moi-même, et je suis sûr que pour toi, c’est pareil. On ne s’auto-flagelle plus, parce qu’on veut profiter du moment, mais on veut être à la hauteur.»

UW : « Tu veux arriver au même stade que Ben Webster, à qui il arrivait de pleurer en jouant des ballades ? »

JPA : « J’ai écouté plusieurs fois votre version de « Nuages » sur Youtube

MT : Ces titres doivent faire l’objet d’un accord, d’une pleine adhésion de chacun d’entre nous.

UW : C’était l’esprit de Stéphane Grappelli ou d’Oscar Peterson, tirer toutes les ressources d’une composition, d’un moment, d’une interprétation.

JPA : « Vous pensez que cet état d’esprit est aussi ce qui rend votre collaboration si précieuse » ?

UW : Nous ne nous identifions pas. Il s’agit d’influences, d’un état d’esprit. Le late Django, nous vivons tous les deux avec ce vocabulaire intégré à la substance même de notre vision de la musique.

MT : Il y a une raison majeure pour laquelle Paris a été une ville aussi importante dans l’histoire du jazz. Stéphane Grappelli avait coutume de dire qu’il jouait pour les danseurs. Il m’a raconté avoir interprété tout ça dans l’esprit de la musique populaire d’ici, c’est-à-dire d’une façon qui excluait le plus souvent percussions et cuivres. Et il faut bien dire que cette musique ne mourra jamais. Aux Etats-Unis il y a même une renaissance de cet esprit entertainer, du gypsy jazz. Un certain nombre de guitaristes viennent de la guitare électrique dans ce style. Ils savent jouer très vite, mais leur formation n’est pas complète, ils n’ont pas une connaissance approfondie de la musique. Django et Stéphane ont amené une grande joie dans leur façon de jouer. Et j’entends souvent le rock, chez certains musiciens, ce qui complique encore la donne.

 

UW : Ils jouent Django en plus vite et en moins fun (rire).

MT : Django, ce n’était pas ça. Ce qu’il jouait avait du sens, du swing. Django aimait Louis Armstrong. Cela s’entend sur le solo de « Minor Swing ». IL aimait aussi George Chisholm, un tromboniste écossais qui vivait à Londres lorsque Django et Stéphane y étaient. Il enregistrait pour Fats Waller. Ce musicien avait le sens du spectacle, de l’amusement. Il utilisait tous ces intervalles étranges (rire). Avant la guerre, Stéphane et Django ont tous deux travaillé pour un imprésario  nommé Lew Grade.  Stéphane jouait du saxophone alto.

UW : Un scoop pour vous (rire).

MT : Il jouait aussi du piano. Le violon de Stéphane est passé entre les mains de Jean-Luc Ponty et de Didier Lockwood. Il ne faut pas oublier que Stéphane jouait sur des films muets quand il était jeune. Il pouvait imiter Django en jouant du piano.

UW : Oscar Peterson et Ray Brown jouaient à Los Angeles et soudain quelqu’un dit « He is in the house ». C’était Art Tatum, il les intimidait énormément. Il était le « boogie man » derrière chaque pianiste.

MT : Art Tatum était un musicien des plus accomplis, mais il pensait toujours avoir des choses à apprendre. Il a beaucoup marqué les musiciens qui l’ont connu pour cet étonnant sens du drive, en parallèle de sa virtuosité.

JPA : « Vous avez joué avec Pat Metheny ? »

UW : J’ai joué avec Pat Metheny.  Nous avons eu 45 minutes pour répéter. Il incarne à mes yeux le son de guitare des nineties.

MT : Je pense qu’il est un des plus importants musiciens de jazz de tous les temps. Il a donné à cette musique tant de nouvelles directions. Il est pour moi un pur génie du jazz.

UW : Avec les grands, vous ne répétez jamais beaucoup. Ils vous choisissent parce qu’ils savent qui vous êtes. Et au bout de deux morceaux, c’est parti.

JPA : « Votre duet fonctionne aussi très bien ».

MT : « Nous somme récompensés lorsque des membres du public viennent nous voir pour nous dire ce genre de choses. Je dis la même chose à mes élèves. Si vous êtes perdus, revenez à la mélodie. C’est ce que vous apprenez en jouant avec de bons bassistes. Ne vous inquiétez pas. Rejouez ce qui vous est familier, et ça repart.

JPA : « Vous êtes tous deux parfaitement conscients de l’histoire du jazz. Cela s’entend dans votre jeu. »

UW : Oscar Peterson m’a fait travailler d’autres morceaux que ceux qu’il me faisait jouer sur scène (rire). C’était une manière à lui de garder les choses fraiches. Il ne cherchait pas à me tester, à me mettre dans une situation inconfortable, mais il voulait aussi que je mobilise mon énergie au service de la musique.

MT : Avec Stéphane Grappelli, je ne répétais pas beaucoup non plus. Quand il entendait quelqu’un qui jouait la pompe, il disait « je hais ce genre de rythmique » (rire). Il recherchait le swing, avant toute chose. Les choses légères, ailées. Pas de pesanteur, des choses figées. Son jeu changeait, évoluait. C’était là le sens même de la vie, pour lui. Du coup, sa spontanéité était aux antipodes de ce qu’il faut pour une musique de mariage, par exemple. Et pourtant, on jouait beaucoup le même répertoire ensemble.

UW : En fait, c’est comme ça qu’ils tiraient le meilleur de nous, un passage de relais.

MT : Nous avons grandi comme ça, au contact de ces fantastiques musiciens. En marge des écoles, là où il n‘y a pas d’apprentissage formel. C’est dans cet espace que se développent une originalité, un fragile équilibre entre tous les éléments qui produisent la musique.

UW : Peut-être que maintenant, je pourrais bénéficier d’une formation plus scolaire, mais Martin est un bon professeur parce qu’il sait par quoi les élèves passent.

MT : Je me suis beaucoup interrogé sur la conduite à tenir avec eux. Ils doivent faire leur chemin, et j’essaie de les y aider. En me souvenant de la manière dont j’ai développé mon propre discours.

UW : C’est le sens même de nos collaborations avec Oscar et Stéphane. Nous ne donnons plus le même sens au mot répétitions (rire).

JPA : « Pouvez-vous nous dire deux mots sur votre collaboration avec Youn Sun Nah ? »

UW : Une fraicheur incroyable, un sens des contrastes unique. Une technique fantastique qu’elle met toujours au service de la musique. Et un feeling, un contact avec le public tout à fait hors norme. Elle n’est pas seulement une belle voix, elle est bien davantage.

MT : C’est la grande leçon reçue au contact des grands. « J’attends de toi que tu ne joues pas seulement ce que tu connais » (rire). Il faut chaque fois improviser quelque chose de nouveau. Ne pas se reposer sur les deux ou trois accords qu’on aime jouer.

UW : Ou plutôt, si on joue bien ces accords, on aura une influence directe sur la forme.

MT : John Cleese élaborait de magnifiques sketches, mais il laissait toujours la porte ouverte à l’imprévu, au non sense.

UW : Ce n’est d’ailleurs pas une science exacte, on ne réussit pas aussi bien à chaque fois.

MT : C’est sûr, on ne fait que soupçonner la façon dont ces maîtres s’expriment eux-mêmes, mais ce que nous en percevons nous inspire toujours, même sans tout comprendre.

UW : Wes Montgomery avait cela en lui aussi. Il jouait avec une telle évidence que le travail considérable accompli en amont ne se ressentait absolument pas. C’est presque de la magie ce qu’ils font. Chaque personne est unique, ces musiciens vous le font ressentir et c’est bouleversant.

MT : Dans les grandes formations, chaque membre du groupe a son propre son. Vous ne pouvez pas les imiter. Seulement, peut-être,  en donner votre interprétation personnelle. Nous avons ce magnifique répertoire, mais nous devons en donner notre propre vision, le faire évoluer sans le renier ni le galvauder. En jazz, il n’y a que des opportunités, comme dans la vie. C’est pour ça que le jazz a cette importance considérable. Aucune musique n’a à ce point exploré cette dimension vitale de la créativité humaine.

UW : Arthur Rubinstein a fait une petite erreur lors d’un concert à Varsovie. Lorsqu’on le lui a fait remarquer, il a juste dit « Ce n’était pas une erreur ».

MT : Il faut avoir conscience de l’histoire, ne pas se contenter de faire débuter les choses avec Michaël Brecker (rire). Tony Bennett refuse toujours de se laisser dicter ce qu’il doit faire, c’est l’attitude à adopter même quand les temps sont durs, qu’on vous demande de changer, d’être plus moderne.

Cette interview eut lieu au Duc des Lombards, à Paris, le 18 février 2017.

©Photos Patrick Martineau.

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