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En quinze titres d’un album indépendant, Grégory Privat déroule des récits multiples pour ne construire qu’un seul chemin : celui qui, même dans l’obscurité ambiante, conduit à la lumière. Pour cet album dont il est le producteur, il assume la part de risque et l’excitation folle d’avoir porté le projet à son terme.

Indéniablement le mot Soley en créole est généreux, surtout quand il sert d’acronyme pour Grégory Privat à « Spirituality, Optimism, Light and Energy Coming To You ». Depuis Tales of Cyparis, son premier album sorti en 2013, on a compris l’ambition spontanée du musicien, capable de puiser dans l’histoire pour composer avec le monde qui l’entoure. Ce nouvel album rejoint l’imaginaire entrevu et une spiritualité affirmée. Dès le premier titre, Intro, les images surviennent instinctives, évocatrices. Il y a d’abord le frottement des balais sur la caisse claire, froissement régulier qui rappelle la vague, le roulis qui s’échoue sur le sable. L’image de carte postale ne dure pas. La voix presque synthétique de Grégory Privat et l’étirement de son intonation déchirent la vision. Il y a des plages d’où l’on part sans le vouloir, des étendues inconnues, effrayantes, où l’on débarque malgré soi.

Le chant aigu, soutenu, se transforme en cri.

Dans cet album, le pianiste agrège les notes de tout ce qui a été et est vécu. Nous sommes dans un instant lointain, qui devient un tout. Le texte de Patrick Chamoiseau, « Toutes les énigmes de la lumière », qui accompagne la présentation de l’album, souligne les organismes sonores proposés, les amorces mélodiques déconstruites, les accélérations océaniques, comme autant d’explorations subtiles de la nuit chaotique d’où a surgi le Tout-Monde dont parlait Edouard Glissant. La force « génésique » de Grégory Privat se situe là. Et « LAS ». « Cest la deuxième image, quand on se demande ce qu’on va faire de sa vie », explique-t-il. D’un mot, d’une phrase, il ramène au présent le plus concret dans ce qu’il a de plus impitoyable : se lever quand rien ne nous motive et surtout pas d’aller travailler. La bascule dans la ville, l’urbain, s’opère sur une cadence qui attaque le quotidien, tout en déchaînant au piano le souvenir de mélodies caribéennes, bien loin de l’univers du métro. Comment rester libre ?

Grégory Privat sait exactement de quoi il parle pour avoir arrêté un jour son métier d’ingénieur. De musicien, le voilà producteur de son album, une prise de risque cohérente avec son envie tout simplement d’être heureux dans ce qu’il fait. Il assume pour la première fois le côté vocal et les chansons, son goût du clavier et son refus du confinement dans la case pianiste de jazz. « Il y a toute la complexité de ce que je suis, la tradition antillaise, une culture face au métissage, des influences très lointaines, mais qui me parlent et il faut donner un sens à tout ça. » La formule du titre qui suit est assez claire, « D.N.A. ». Elle pose la question de l’origine et des pourcentages qui la constituent, que traduit une voix robotisée :« How do you feel ? ». « Je pense que c’est une interrogation sans réponse…». » En musique, la basse, le piano, déploient un rythme envoutant, où se fondent tous les critères.

La mélodie d’un morceau, « Fredo », suggère soudain le retour chez soi, le besoin de se retrouver dans des lieux familiers, l’enfance. La rupture de tempo se révèle l’hommage délicat à un ami parti trop tôt. Du début à la fin de l’album, c’est bien le sens de l’acronyme SOLEY qui reste le fil conducteur. Pièce centrale, le titre éponyme dont les harmonies ne sont pas joyeuses fait partie d’un ensemble de morceaux en si mineur. Le démarrage au synthé évoque un lieu de prière. Le groove, la voix, la mélodie s’enhardissent peu à peu. Aux claquements de baguettes, l’effervescence dépasse les souvenirs, le ressentiment. « C’est une recherche de lumière dans l’obscurité. Quand le soley arrive chez nous, ça veut dire dans nos coeurs, c’est une prise de conscience pour pouvoir avancer dans la vie. Maintenant qu’on a tout, on peut vivre. La suite de l’album célèbre ça, la vie. » Et en concert, il commence d’ailleurs par le vibrant « Manmay », qui se trouve dans la deuxième partie.

C’est dans l’ordre et le désordre de l’album, et surtout en concert, qu’il faut écouter comment sous les doigts de Grégory Privat, des mélodies franchissent des espaces ignorés. Le dispositif du trio est d’une complicité redoutable. Transe survoltée dans « Le Pardon », notes murmurées de « Seducing the rain », tonalités subtiles, électro magnétique et stridences d’« Exode ». Face à son piano, Grégory Privat danse et le tourbillon essouffle, emprisonne, détonne, la fièvre monte. Dans la profusion des rythmes, il est question de méditation, d’illumination. Chaque note répète l’immensité, la sensation d’infini parce que rien, ni personne ne peut détruire ce qui ne se voit pas, ce que chacun est au fond de lui. Le jeu de touches, de cordes et de caisses fabrique la force du son intérieur, insoupçonné, faculté mentale spirituelle et souveraine.

Main gauche, main droite, décalées, ensemble. Un courant puissant.

Interprètes :

GregoryPrivat, compositions, piano, claviers ;

Chris Jennings, contrebasse ;

Tilo Bertholo, batterie.

 

Soley est un album du nouveau label du pianiste, Buddham Jazz.

©Photos Roch Armando

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